Chapitre 2:la forme-tableau


Introduction

1- L'instauration du tableau

1.1-Préhistoire
1.2-Affirmation
1.3-Conscience

2- La diffusion du tableau comme paradigme de la peinture

2.1-Le tableau comme forme de possession et de vente
2.2-Le musée, lieu d'élection du tableau
2.3-La position du spectateur

3- Du tableau à la forme-tableau: la vidéo comme exemple

Préambule
3.1-Le tableau comme forme intégratrice
3.2-La vidéo-tableau ou le tableau vidéo
3.3-Les limites de la forme-tableau


Introduction :

En 1998, eut lieu l’exposition de Pierre Huygues, Dominique Gonzales-Foester et Philippe Parreno au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Il s’agissait d’une exposition cinéma et vidéo qui utilisait, pour exposer les œuvres, des outils audiovisuels dernier cri : images numériques, écrans plats, plasmas, … Les écrans plats et les plasmas fascinèrent les visiteurs, plus même que les oeuvres elles-mêmes : plats, de grande taille et de faible épaisseur, ils étaient tous accrochés aux murs, comme sur des cimaises, conférant aux écrans des allures de tableaux. Cet accrochage, dans la façon dont il stigmatise les modes de présentation des tableaux, n’est pas sans rappeler ce que Jean-François Chevrier appelle les "tableaux photographiques".

La forme-tableau permit, selon lui, à la photographie d'intégrer le monde des beaux-arts, ce qu'elle tentait depuis fort longtemps mais sans succès autre que théorique. Cette forme-tableau, au sens où il l'entend, désigne avant tout un changement de format de la photographie, qui atteint à des dimensions qui rappellent celles de la grande peinture d'histoire (ou du panneau publicitaire).Celui qu'il désigne comme l'artiste fondateur de cette façon, nouvelle et contemporaine, d’utiliser la photographie est Jeff Wall : il aurait réussi à créer des images à l'aspect publicitaire mais qui, en même temps, se référeraient explicitement à " Une tradition figurative, antérieure à l'art moderne, qui est celle des beaux-arts, telle qu'elle s'est développée à travers les institutions académiques, depuis le 17e siècle jusqu'à Manet. ". Sa façon de concevoir la photographie et ses modes de présentation répond à une sorte de cahier des charges auto-imposé et néo-académique consistant en une récupération et/ou réactivation des règles du-dit tableau pour les mettre à profit dans des images à caractère "médiatique". Ces photographies se trouvent donc, par leur présentation, être à la fois des tableaux et des photographies : c'est ce qu'il nomme les " tableaux photographiques". Photos par définition (techniquement), ces œuvres sont aussi des plans frontaux, finis, clos, qui se constituent en objets autonomes, c'est à dire comme des tableaux :

" La notion de tableau photographique, construite par Jeff Wall, se place dans cet écart, propre à l'art moderne, entre la tradition de l'art académique (distinct des arts appliqués), dominé par la peinture d'histoire, et le régime des arts médiatiques. " 1

Outre les théories de Chevrier, force est de constater que le modèle du tableau s'oppose à celui de la photographie en ce qu'il est une réalisation unique, fruit du travail manuel d'une personne, portant la marque de celui qui l'a fait, sa touche, son tour de main.

S’il existe, depuis le début du siècle, une utilisation de la photographie dans une intention de faire art, ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, avec les travaux d'artistes comme Cindy Sherman, Jeff Wall, Thomas Struth ou Patrick Tosani (pour reprendre les artistes mis en avavnt par Chevrier dans sa démonstration) que se dessine une reconnaissance artistique. A partir des productions photographiques de ces artistes, la photo serait entrée au musée et dans les galeries, s’y voyant exposée sur les murs, sur les cimaises, comme les tableaux. Si elle mit tant de temps à se faire reconnaître c'est, pour une grande part, en raison des problèmes relatifs à sa catégorisation. Longtemps, en effet, se posa la question de savoir si la photographie devait être vue comme un document ou comme une œuvre d’art. C’est par la mise en exergue de cette tension que Chevrier exploite la forme tableau : elle naît de l’assimilation des données de l’œuvre d’art (ses signes) par un support médiatique. Donner à une photographie les allures d'un tableau implique un réel glissement perceptif. Car en passant du régime de l'image strictement médiatique au régime de l'image artistique, la photo devient aussi remarquable, dans le lieu d'exposition, que son modèle: sur un plan phénoménologique, la fonction du tableau consiste à attirer l'attention, à se donner aux regards des spectateurs. Les médias qui singent ses mises en place adoptent aussi cette capacité de dramatisation, au sens où l'enetend Michael Fried, de l'espace qui lui est inhérente.

On ne saurait réduire la forme tableau ni à ce qu’en a dit Chevrier ni à un propos strictement photographique. Pour mieux comprendre ces mécanismes il conviendra de faire un retour sur la notion de "tableau", puis de regarder comment il s'est diffusé en Europe, son territoire d'existence, au point de devenir cette forme intégratrice, utilisée par d'autres media pour intégrer le domainde des arts.



(1) Jeff Wall, cîté par Chevrier: Le tableau et les modèles de l'expérience photographique, dans Qu'est-ce que l'art au 20e siècle, ENSB-a, Paris.



1- L’instauration du tableau :

1.1-Préhistoire:

Le mot tableau descend du latin tabula qui signifie table, planche. Ce "tableau", à l’instar de la table dont le mot découle, est envisagé comme le support , non d’objets, mais de représentations. Cette référence à la table implique une conception de l’objet tableau comme subjectile et comme meuble : il est, dès le départ, une représentation (picturale ou non) transportable, aménageable, plane. A l’origine, l’expression "tableau" est employé comme une dénomination générique désignant tous types de media en rapport avec la tabula. Donc, jusqu’au 16e siècle, on utilise indifféremment ce vocable pour tous types d’artefacts, qu’il s’agisse de peinture, de mosaïque ou de broderie : c’est la forme seule de la tabula qui influe sur la dénomination, la détermine.

Le bois est le matériau premier dans la constitution du tableau occidental : son exploitation étant traditionnelle, son emploi aisé, il constitue un support de choix, à la fois durable et propre à être travaillé et retravaillé. Cependant, dés le 14e siècle, la toile commence à être utilisée par les artisans pour perfectionner leurs tableaux en leur donnant une patine plus "murale", un aspect plus lissé qui rappelle l’aspect de peintures murales très en vogue depuis l’époque Romane. Alliée au plâtre, elle permet de gommer les aspérités et imperfections du bois (jointures, rainures, …) et de donner une meilleure tenue aux pigments colorés. Entre les 14e et 15e siècles, époque de grandes découvertes, beaucoup de techniques du domaine du pictural se développent : les peintres et autres imagiers expérimentent différents pigments, différents liants, différentes colles, différents supports, … qu’ils se transmettent ensuite de père en fils comme de Maître en Apprenti, dans la tradition Corporatiste en vigueur. Vers la fin du 14e apparaît ainsi la toile sur châssis, forme du tableau qui persiste, et domine le paysage pictural encore aujourd’hui. La toile, par sa légèreté, par sa capacité à être roulée est facile à transporter, et ce quelles que soient ses dimensions , ce qui favorise sa diffusion..

Si on peut trouver les traces d’une utilisation valorisée de la peinture depuis l’antiquité (les civilisations grecques, mais aussi égyptiennes), il est notable qu’elle fut méprisée des élites intellectuelles, globalement de l’antiquité à la fin du moyen-âge. Diabolisée par Platon (tout comme la poésie) en tant que menace pour la morale publique, elle trouvait une place privilégiée sur les marchés où ses tons racoleurs donnaient envie aux clients potentiels de se diriger vers l’étal de celui qui s’en servait. Elle avait alors un but essentiellement (mais pas uniquement) publicitaire, tant dans les marchés que chez les particuliers chez qui elle servait à faire la promotion du statut social du possesseur. De cette sanction platonicienne, l’image peinte gardera longtemps la trace, toujours reléguée aux "autres" (ceux qui ne disposent pas d’une éducation ni d’un savoir suffisant pour profiter de la musique et de la lecture) jusqu’à ce que, fait paradoxal, la nécessité oblige l’Eglise à revoir ses positions et à utiliser l’image comme support privilégié des communications religieuses.

En l’an 1400, le père Dominici écrit " Regola del governo di cura Familiare " dans lequel il incite les croyants à posséder de petits retables de chevet :

" (…), afin que les rites et les fêtes domestiques se déroulent sous le patronage des saints et que les enfants se familiarisent avec eux de bonne heure. " 2

Il considère qu’un bon usage du culte nécessite l’emploi de ces représentations au quotidien, pour la prière et le recueillement. L’image pieuse est censée guider le croyant, comme la musique l’avait, seule, fait jusqu’alors : il est une aide dans le cheminement spirituel du fidèle. On peut faire remonter et usage de l’image comme "aide au religieux" au 6e siècle et aux considérations de Grégoire le Grand qui estimait que la peinture était aux illettrés ce que l’écriture était aux clercs. C’est donc à travers elles que l’Eglise, parant ses églises, va chercher à impressionner les foules par l’histoire des Ecritures, ce qui permettait une assimilation immédiate et impressionnante des textes et récits sacrés par un nombre important de personnes. D’où la prolifération, pendant toute l’époque romane notamment, de fresques historiées. Ce rapprochement , que recherche l’Eglise, avec le peuple, n’est pas sans motifs : il est une solution/réponse à la montée des judaïsmes et à la désaffection des églises que connaît alors l’Eglise. Focillon estime que, s’il fallait qualifier psychologiquement les styles qui se sont succédés en occident entre le 10e et le 16e siècle, il situerai l’époque romane comme expression de la foi, l’époque gothique comme celle de la piété et celle qui suit, le " déclin " comme celle de la dévotion ; il explique ensuite comment le gothique finissant (et la renaissance qu’il ne cite pas) ont exploité ces thèmes religieux –qui ne l’étaient que peu jusqu’alors– que sont le calvaire et la résurrection et comment ce culte voué à ces passions à pu engendrer un culte de l’objet, sacré, qui lui est attaché. Ce qui nous aide à mieux comprendre comment, au 15e siècle, entre gothique et style renaissant, les représentations religieuse requièrent une telle importance et, donc, comment le tableau a pu, par la suite, être érigé en référence maîtresse par l’occident chrétien.

Mais l’utilisation propagandiste qu’en fait l’Eglise et ses avantages pratiques ne sont pas les seuls motifs du succès du tableau. Le changement de goût qui s’opère au moyen-âge est un facteur important dans son évolution. A partir du 13e siècle, avec l’avènement de nouvelles techniques architecturales (ou plutôt avec l’amélioration spectaculaires de techniques plus anciennes) et du nouveau goût gothique qui en découle(on pourrait même parler de mode), on assiste à un changement substantiel de la conception de l’architecture qui se propage à tous les autres moyens d’expression, à divers degrés, et pour de diverses motifs. L’architecture romane, avec ses vastes pans de mur plans, avait permis l’essor des fresques murales,. des mosaïques et des tapisseries. Les fresques surtout trouvaient sur ces plans quasi-ininterrompus un espace privilégié. L’architecture gothique, avec son emploi exacerbé de la croisée d’ogives, favorise l’ouverture, les vitraux, et laisse entrer la lumière. L’espace du mur en est considérablement réduit, et celui qui reste est généralement compartimenté par des ogives (fût-ce à titre décoratif), les bâtiments gothiques, et surtout les cathédrales (principales réalisations de l’époque) pouvaient alors être comparées, comme le fait Galienne Francastel, à des cages de pierre. En réduisaznt considérablement l’espace traditionnellement imparti aux fresques l’architecture gothique a favorisé le développement d’un genre pictural plus autonome par rapport au lieu où il prend place, c’est à dire le tableau. Le gothique finissant offre au tableau une autre opportunité, comme le relève Focillon.: la fonction de l’architecture change et n’occupe plus la place dominante qu’elle exerçait tout au long du moyen-âge. Peinture et sculpture, qui étaient jusqu’alors des enjoliveurs, ne sont plus soumises directement à la loi du cadre et entreprennent une "vie" plus autonome, libérée du carcan architectural, et qui favorise, notamment, la prolifération des tableaux.

Enfin, l’invention de la peinture à l’huile au 15e siècle et son emploi, systématisé par Van Eyck, entame un questionnement de la perspective à travers le plan du tableau, finissant d’instituer ce support, de telle sorte qu’à partir du 16e siècle, seul le tableau peint conserve le droit d’être nommé ainsi.

1.2- Affirmation:

Le mouvement général de la peinture va, aux dires de Passeron, de la peinture murale, fresques, vers les tableaux meubles comme à regrets, en entretenant avec la monumentalité passée un rapport empreint de nostalgie (au sens où l’entend Baudelaire).

Ce qui a donné au tableau une telle ampleur c’est sa souplesse d’utilisation : il peut être peint en atelier (et, beaucoup plus tard, en extérieur), peut voyager au gré de ses propriétaires, n’est pas dépendant de l’architecture qui l’abrite et, à ce titre, est moins la cible des incendies et dégradations des lieux que la fresque, …

Cette position de peinture meuble lui ouvre les portes d’un marché favorisé, comme on l’a vu, par l’Eglise d’abord où il est propre à la vente comme à la revente. Mais s’il y a développement de marchés, c’est aussi que le tableau, dans son évolution, acquiert des lettres de noblesse qui lui confèrent une valeur marchande : les marchés qui se mettent en place alors fluctuent au grès des cotations de l’artiste et n’ont rien de commun avec les foires aux artistes du 13e siècle où l’acheteur, souvent noble de province (petite noblesse), louait les services de l’artiste en guise d’achat.

Tout au long du moyen-âge, comme au cours des périodes qui ont précédé, la peinture n’a jamais été considérée comme une fin en soi, ni même comme une discipline particulière. Elle était au contraire insérée dans un réseau de pratiques duquel elle participait sans s’en distinguer. Ce qui se traduisait par la polyvalence des artisans qui la pratiquaient : le "peintre" n’existe pas en tant que tel, mais les corporations auxquelles ils sont intégrés, par commodité ou par obligation, comptent toute une série de métiers alliant la peinture à d’autres pratiques. On recense ainsi, jusqu’à la fin du 18e siècle environ, des peintres-sculpteurs, des peintres-enlumineurs, … La peinture est considérée comme un élément décoratif qui intervient après la création de l’objet, pour le mettre en valeur, pour le compléter, pour l’illustrer, selon les cas. Son utilisation répond, comme l’explique Galienne Francastel, à une logique d’adaptation au lieu :

" Que cet objet soit un coffret ou une cathédrale, une peinture manuscrite ou le mur d’une salle de château, il préexiste au décors peint qui viendra s’y appliquer ultérieurement et il est conçu non pas en fonction de ce décors –comme le sera plus tard une toile ou un panneau– mais en fonction de l’usage que l’on attend de lui. " 3

La peinture, représentée jusqu’à la fin du 14e siècle essentiellement par la fresque murale, est traditionnellement subordonnée à l’architecture et particulièrement à l’architecture religieuse, si l’on songe aux influences qu’ont pu exercer sur elle, successivement, les architectures romanes et gothiques.

Au 15e siècle, l’Europe est en crise, sur le plan tant politique que religieux (ce qui aboutira à la réforme et à la contre-réforme), en proie aux doutes : le climat est à la remise en question des acquis. Dans ce creuset d’incertitudes émerge une pensée positive qui refuse de continuer à voir l’homme comme un " pantin de la fortune " et qui le considère comme un être doué à la fois de raison et de décision, dans la mesure où il se donne les moyens intellectuels de faire avancer sa vie. La pensée humaniste, puisque c’est ainsi qu’elle se nomme est avant tout dominée par un désir d’apprendre, une curiosité pour tout ce qui relève du vivant (qu’il s’agisse de la nature, des produits des hommes ou des hommes eux-mêmes), doublée d’une volonté de maîtrise, intellectuelle, sur le monde. Imprégnés de cette pensée, certains " imagiers " instruits considèrent que la peinture n’est pas une pratique comme les autres et qu’il est important de la distinguer des arts mécaniques dans lesquels elle se trouve noyée. Pour ce faire ils ont recours à une justification par l’utilisation de textes antiques, dans la, logique humaniste. L’utilisation du tableau comme support, même s’il répond aussi à d’autres motifs, est une conséquence de/sert d’appui à cette volonté. Sa mobilité, son être meuble, sont mis en avant par des peintres qui ne veulent pas voir leurs créations prisonnières d’un lieu et des dangers de destruction qui lui sont liés. C’est dans cette " laïcisation de l’image ", où l’œuvre picturale s’autonomise à la fois du lieu et du sacré, que se fonde la Renaissance : quand certains artistes décident que la peinture est en droit d’intégrer une place au sein des très valorisées arts libéraux.

Léon-Battista Alberti fut le premier à porter par écrit cette nouvelle pensée de la peinture avec son recueil " Della pittura " paru en 1435. Cet écrivain-architecte-humaniste, aussi peintre en dilettante, entend démontrer que l’activité picturale ne saurait se résumer à une activité mécanique comme les autres arts mécaniques. Il récuse ainsi le fait que la peinture soit forcément une activité à but lucratif et induit une distinction notable entre les "bon" –intellectuels– et les "mauvais" –artisans– peintres. Le peintre se doit avant tout, pour se distinguer, être une personne vertueuse, dans sa vie, dans ses mœurs. Il est impératif qu’il possède un sérieux bagage culturel qu’il n’ait de cesse d’élargir afin de pouvoir utiliser ses savoirs dans des réalisations picturales. Car la peinture, si elle veut être digne des arts libéraux, doit s’en donner les atours. La perspective, mise en avant par Alberti, joue comme une rationnalisation de la peinture : elle est la justification des tracés et la preuve des capacités intellectuelles de son créateur : non seulement la représenattion en appelle à un imaginaire mythologique (ou religieux) qui est maitrisé, mais en plus l’élaboration des formes peintes nécessite la maitrise de techniques qui empruntent à la géométrie et aux mathématiques. Car au final le peintre, pour réaliser des œuvres correctes, doit connaître et savoir utiliser les 7 arts libéraux… c’est ce qui fait la force de la peinture.

On peut voir, dans l’instauration de la perspective albertienne, une prise de conscience du support plan, du tableau-meuble. La perspective est représentation d’un espace, simulé, en trois dimentions, sur un support plat : illusion de l’espace. Il a donc fallu avoir conscience de la planéité de ce support (comme des murs qui la tiennent encore parfois, surtout en Italie) pour élaborer un illusionnisme de cette sorte. Car c’est là le jeu de la perspective : retranscrire sur un plan P une vision à un instant t d’un point de vue x. Et le tableau est le vecteur privilégié de cette nouvelle conception intellectualisée de la peinture, son fer de lance : c’est la naissance du tableau de chevalet.

1.3- Conscience du tableau :

Alors que l’histoire de l’art occidentale est parsemée de contestations, mouvements et contre-mouvements, de traditions et d’innovations, il est une chose qui demeure immuable et commune à tout l’univers pictural depuis le 15e siècle : le tableau comme support. Et ce tableau n’a que peu évolué, même si des tentatives ont souvent été menées pour lui donner d’autres formes, d’autres supports, d’autres destinations, du mouvement, … On peut alors envisager le tableau comme une tradition picturale.

Stanley Cavell estime que la maîtrise d'une tradition passe par la maîtrise d'un éventail d'automatismes sur lesquels se fonde ladite tradition ; le fait de les mettre en œuvre assurant à l’œuvre d'être intégrée/acceptée au sein de cette tradition. C'est à dire que, par exemple, faire des peintures d'histoire grand format dans un style néoclassique assure à un artiste une place dans la communauté des artistes néoclassiques. La forme du tableau comme les formes qu'il met en œuvre jouent comme signes de reconnaissance, labellisation. L'artiste traditionnel se doit d'exploiter les automatismes qu'il a acquit s’il veut s’insérer dans une tradition, dans un " monde de l’art " spécifique, c’est à dire se faire reconnaître. S'il les explore de façon à les étendre, et en cela les renouvelle, il sera considéré comme un nouveau maître, c'est à dire un fondateur d'une nouvelle tradition d'automatismes. On peut au contraire considérer, comme le fait Rosalind Krauss, que ces nouveaux automatismes constituent juste de nouvelles extensions à un " champ " donné.

A la différence de l'artiste traditionnel, qui utilise dans l'automatisme des moyens d'expression, l'artiste moderniste explore l'automatisme lui-même, cherchant à comprendre non pas comment faire de l'art mais ce qui, en art, fait art : il explore les caractéristiques physiques de ce qui fait l'art/ le médium qu'il utilise :

"[Avec le modernisme]Les concepts de style et de genre manquent et le concept de moyen d'expression perds le contact avec les idées de manière et d'ordonnancement, et semble isoler à fin de désignation les matériaux physiques de l'art en tant que tels" 4

Les "résultats" de cette recherche passent par la compréhension de la planéité du support, de sa limitation dans l'espace, de sa frontalité, de sa finitude, de son être-en-face et de son être-là spécifique. Si les artistes modernistes ont modifié les automatismes traditionnels des peintres, ils continuent toutefois à produire quelque chose qui reste de la peinture. Cependant, cette peinture ne décrit pas de formes particulières à l’intérieur de la peinture mais les conditions de la peinture comme forme d'art. Ces conditions fondent alors un autre régime de perception du tableau en tant qu'entité et non plus seulement comme support de la peinture : c'est l'objet produit, dans sa totalité, qui fait œuvre. Dès lors l’intérêt réside dans le résultat global et non dans la technique de réalisation. La modernité s’inscrit, à ce titre, en rupture avec l’histoire de l’art : elle remet en cause le modèle perspectiviste, celui du tableau de chevalet, et institue, à travers une réflexion inédite sur le medium, une nouvelle conception du pictural.

Effectivement, Clément Greenberg, apôtre de la Modernité, voit dans l’avènement de la modernité picturale la mise à mort du tableau de chevalet. Ce qu’il comprend par cette expression c’est le tableau tel qu’il existe en occident (et uniquement en occident) depuis la fin du 15e siècle. Il s’agit d’une œuvre figurative en perspective, c’est à dire créant l’illusion d’un espace en trois dimensions, peinte sur un tableau-meuble. C’est une réalisation manuelle, unique et signée qui a pour fonction de s’accrocher au mur. Or la peinture, depuis Manet, s’oppose à ce mode de simulation "en creux" par une sorte d’aplatissement, de conformation au support qui fonde une nouvelle appréhension du tableau : non plus comme passage dans un monde virtuel mais comme tout :

" Le tableau est maintenant devenu une entité appartenant au même espace que notre corps ; il n’est plus le véhicule de son équivalent imaginaire. L’espace pictural a perdu son "intérieur" pour devenir tout "extérieur". Le spectateur ne peut plus fuir son espace pour s’y réfugier. " 5

Ce qu’il reproche au tableau de chevalet, et qui justifie les attaques qui lui sont portées par la peinture moderniste, c’est sa théâtralité, sa faculté à subordonner le décoratif au dramatique. En réponse, le tableau moderniste veut mettre en avant les qualités intrinsèques de la peinture comme de son support, ou plutôt en association avec lui. Si la peinture se définit essentiellement dans son opticalité, le tableau qui la détermine est un support plan, fini, mobile et frontal. Ce qui implique une peinture consciente de ce qu’elle représente en tant qu’objet perçu, regardé : une peinture qui se sert de ses déterminismes et met en avant ce qui constitue son essence. Mais, donc, même si la modernité met en difficulté le tableau de chevalet, le conteste et l’attaque, continue à peindre et à produire des tableaux. Comme si les modernes, malgré leur volonté de changement, n’étaient pas (encore) capables de se défaire de ce paradigme pictural que constitue le tableau, de son dictât hégémonique, et continuaient à user de son caractère légitimant.

Kendal Walton observe, lui, les phénomènes de reconnaissance du tableau du point de vue du récepteur. Il estime que notre position face à un tableau dépend de notre façon de le percevoir et que cette façon est elle-même dépendante d’acquis relatifs à la catégorie de l’objet observé. Les objets qui nous entourent possèdent des propriétés qui leur sont propres et qui leur font être ce qu’ils sont. Pour que l’on saches qu’un objet O appartient à la catégorie X et pas à la Y il faut que nous soyons aptes à reconnaître en lui les propriétés qui le font appartenir à X et non à Y. Ces propriétés sont des propriétés standard. A l’intérieur des catégories X et Y il existe d’autres propriétés qui permettent de distinguer x1 de x2 ou y1 de y2. Ces propriétés, qui appartiennent plus à des questions d’ordre culturel ou institutionnels, sont des propriétés variables.

Pour le cas de l’œuvre d’art, ces propriétés sont à la fois d’ordre esthétique et non-esthétique. Il convient de noter que les propriétés esthétiques d’une œuvre dépendent aussi de ses propriétés non-esthétiques. Or ces propriétés varient, comme tout objet, suivant qu’elles soient standard ou variables :

" Un trait d’une œuvre d’art est standard par rapport à une catégorie (perceptuellement discernable) si, et seulement si, il est un des traits en vertu desquels une œuvre d’art appartenant à une catégorie en fait partie –c’est à dire uniquement si l’absence de ce trait exclurait ou tendrait à exclure l’œuvre en question de la catégorie en question.

Un trait est variable par rapport à une catégorie si, et seulement si, il est sans lien avec le fait que l’œuvre appartienne à cette catégorie : la présence ou l’absence de ce trait sont non pertinents quant à savoir si une œuvre remplit les conditions pour appartenir à la catégorie en question.

Enfin, un trait contre-standard par rapport à une catégorie réside dans l’absence d’un trait standard par rapport à elle –c’est à dire qu’il s’agit d’un trait dont la présence dans une œuvre la rend impropre à être un membre de la catégorie concernée. " 6

On peut alors comparer les propriétés contre-standards de Walton aux automatismes de Cavell : tout deux sont des exceptions à la règle, des extensions de la règle qui fondent un nouvel agencement créatif et par extension de nouvelles traditions/propriétés. Par exemple le premier tableau sur lequel ont été collés des objets a été choquant : les traits qui le caractérisent sont choquants car opposés aux caractéristiques traditionnelles du tableau qui impliquent une planéité. Lorsque ces tableaux se reproduisent, ces propriétés standard se muent peu à peu en catégories variables : par habitude, le public comme les artistes, vont assimiler cette proposition comme une des possibilités du tableau (rejoignant en cela les théories de Rosalind Krauss au sujet du champ de la sculpture) et non plus comme une exception, une provocation. Le problème, le malaise, provient du fait que les objets du type du tableau à objets ne sont pas assez éloignés de la catégorie à laquelle ils se rattachent pour s’en dégager complètement et qu’en même temps ils en sont trop distinct pour véritablement l’intégrer… Les catégories ainsi définies offrent, de plus, un côté rassurant : reconnaître dans le tableau à objets un tableau permet de lui trouver une situation acceptable qui reste dans des "cases" gérables et par la masse et par l’institution qui diffuse l’objet.

Si le 20e siècle entérine une lutte contre cette forme de référence qu’est le tableau, il institue aussi sa fonction de forme intégratrice : le tableau valide d’autres espèces. En mimant son apparence, d’autres media tentent de prendre place dans le monde des beaux-arts dans une lutte que l’on pourrait rapprocher de celle menée par la peinture pour être intégrée aux arts libéraux : tableaux-photographiques, …

Mais si ce modèle se diffuse aussi bien c’est grâce à des systèmes institutionnels établis, comme le musée par exemple.



(2) CHEVRIER Jean-François, Le tableau et les modèles de l'expérience photographique, dans Qu'est-ce que l'art au 20e siècle, ENSB-a, Paris.

(3) Et encore, aujourd'hui, ce débat continue d'animer la sphère artistique.

(4) L'emploi de tissus se généralise au cours du 14e siècle. Les croisés ont rapporté la recette du papier et les moyens d'exploitation du coton, du lin et du chanvre de leurs croisades orientales et avec la propagation des tissus de corps les tissus en général deviennent, au cours du siècle des marchandises, si ce n'est bon marché, tout au moins abordables.

(5) Pendant tout le moyen-âge, la peinture est considérée comme un des arts mécaniques.

(6) FRANCASTEL Galienne, Histoire de la peinture française, ouvrage écrit avec FRANCASTEL Pierre, Denoël, Paris, 1990, p. 70.



2- La diffusion du tableau comme pradigme de la peinture

2.1- Le tableau comme forme de la possession et de la vente

A partir du 15e siècle, les villes marchandes d’Europe imposent aux autres, outre leur statut de nœud économique, un rayonnement intellectuel et culturel important. En Italie, par exemple, Rome passe au 2e plan derrière des villes comme Venise ou encore Florence où s’ouvrira, en 1562, l’Accademia della pittura de Vasari. C’est à cette période que les marchands et autres bourgeois enrichis commencent à s’intéresser aux productions d’œuvres. Alors même que se forge une idée de l’œuvre d’art, un marché naît qui lui est corrélatif. Et si la collection est une tradition aristocratique, elle se voit radicalement transformée par l’arrivée des roturiers.

Le collectionnisme nobiliaire correspond à ce que nous nommerions plutôt aujourd’hui du mécénat. Jusqu’au 15e siècle environ, le seigneur qui désirait enrichir sa demeure de décorations de type peintures n’achetait pas un objet, une marchandise, mais s’allouait les services d’un peintre qu’il estimait ou savait estimé. Les changements induits par les intellectuels de la renaissance produisent une évolution de la notion d’œuvre qui, du statut de simple artefact, s’achemine vers celui d’œuvre d’art. Or ceci s’accompagne d’un changement dans l’aperception des œuvres : il ne s’agit plus de les regarder seulement, mais de faire-valoir un savoir par rapport à/ à travers des œuvres qui, elles-mêmes, revendiquent une implication intellectuelle. Or la collection de tableaux apparaît comme le meilleur moyen de revendiquer ces acquis ainsi que le souligne Nathalie Heinich :

" Elle était plus accessible qu’un mécénat réservé aux hautes sphères, plus facile à exhiber qu’un savoir regarder dépourvu de véritable lieu tant que n’existaient pas les Salons, et plus sélective que le rapport ordinaire aux images, parce qu’exigeant leur décontextualisation : portrait d’un inconnu, sujet religieux placé dans un lieu profane. " 7

Ainsi, dès le 15e siècle, la collection valorise son possesseur parce qu’elle représente à la fois des valeurs marchandes et morales. Elle peut être vue comme le symbole d’une quête de vérité, de vouloir savoir le monde qui s’incarne patticulièrement dans les cabinets de curiosité.

Dans ce contexte, le tableau permet au bourgeois qui s’enrichit et déménage de le faire suivre, il permet aussi l’échange et la vente, …Ainsi, le tableau-meuble, à la différence de la fresque, est une marchandise qui a ses marchés, qui circule, qui se diffuse. D’ailleurs, le marquis de Coulanges, au 17e siècle, conseillait à la marquise de Sévigné sa cousine d’acheter autant de tableau qu’elle pouvait en recouvrir les murs de sa demeure car il s’agissait là d’un investissement certain pour une personne de sa condition : si les tableaux étaient judicieusement choisis, elle avait la possibilité de les revendre avec une très large plus-value. Et tant bien même la revente n’en aurait pas été le but, la seule présence de tableaux de valeur dans son domicile lui permettait d’exposer sa situation sociale aux yeux de ses "invités" : ils permettent à la fois de refléter le bon goût et l’érudition (qui vont alors de pair) de la propriétaire et de juger de sa fortune.

Il faut cependant distinguer, comme le fait Pomian, les collectionneurs et les possesseurs de tableaux. Celui qui possède sans chercher à fonder de collection ne vise, dans l’achat de tableaux, qu’un effet décoratif. Celui qui collectionne le fait avec l’intention de monter ce qu’il met en place, fut-ce à un public extrêmement restreint (et avec la volonté de s’insérer dans un réseau où ce qu’il possède est potentiellement enviable par d’ autres). Ce qui motive le collectionneur, de tous temps, c’est le fait de posséder quelque chose d’unique, que nul autre n’est en mesure de posséder. C’est de la probabilité qu’il existe quelque part quelqu’un à qui l’objet est indispensable, et qui souffre de ne pas l’avoir que naît le plaisir, obscène et obsessionnel, du collectionneur.

L’appréhension du tableau possédé diffère de celle du tableau simplement regardé. Si le tableau observé chez un tiers, dans une galerie ou une collection, ne s’offre que temporairement à la vue du visiteur, il reste en permanence dans l’univers du possesseur. Qu’il l’ait installé à son domicile ou dans une galerie particulière (ce qui fut le cas des grandes collections, et notamment des collections royales, aux 16e, 17e et 18e siècles), le tableau lui reste acquis, il est sa propriété, et, à ce titre il a le loisir d’en jouir autant qu’il le désire. Il possède l’œuvre, c’est à dire qu’il a la possibilité de la toucher, de la tenir, de la montrer, de la cacher, ou même de la détruire : il en est le maître. S’il n’en a pas un accès quotidien, il en a tout de même un accès privilégié, exempt de toute règle, de tout interdit. Lorsque la peinture est exposée dans l’univers quotidien du collectionneur elle devient, elle-même, une expression de ce qui constitue son quotidien : elle est un des plaisirs dont il jouit au même titre que le sourire des êtres qu’il aime ou la vue qu’il observe de sa fenêtre. Seul le regard des autres, visiteurs, lui renvoie une image auratisée de l’œuvre, réactive la sacralité du tableau : il est alors en représentation, exposé. Une fois intégré au paysage quotidien, le collectionneur ne nourrit plus avec son tableau une relation d’exclusive contemplation. Au contraire développe-t-il à son encontre un type d’attention que Walter Benjamin a qualifié de distraite. Cette perception se fonde sur une accoutumance au sujet vu, sur une habitude de sa fréquentation comparable à celle que nous avons des édifices que nous côtoyons. A ceci près que le collectionneur se sait maître de ce qu’il possède. Dans cette attitude, le tableau accède à la plénitude ce qui l’a fait devenir objet marchandise : son être-meuble.

Le tableau, élu par la haute bourgeoisie du 15e siècle, profite de l’essor de cette classe sociale pour se propager à travers l’Europe. La compétition, que la collection induit, conduit les rois puis les chefs d’état à établir de gigantesques collections, à prétention inégalables, et à piller les collections des pays vaincus lors des guerres en signe de victoire. La révolution française sonne comme l’heure de gloire de cette classe sociale montante, autant que celle de la pensée humaniste. Et le tableau, comme élément de validation sociale, continue à être un allié de choix, surtout avec la distinction entre vie privée et vie publique qui se met en place au 19e siècle. Il ressort de tout cela une forme instituée de la peinture, qui se transmet dans les écoles, les musées et les maisons : le tableau. C’est au 19e siècle, justement, que des voix vont s’élever contre cette domination de la bourgeoisie qui tend, comme l’indiquera Marx, à transformer tous les produits de l’activité humaine en marchandises. Ainsi, Baudelaire s’insurge contre ce procès du capitalisme qui phagocyte la sphère de l’art en engendrant " un terrifiant et éternel retour au même. ". Avec, dans son sillage, l’émergence d’une pensée moderniste vient celle du tableau comme entité contre celle de la valeur marchande où le musée est vu comme le lieu d’élection des tableaux.

2.2- Le musée, lieu d'élection du tableau:

Le tableau s'est propagé grâce à l'engouement des marchés privés. Mais les nations se sont aussi, et dans le même temps, intéressées à lui. En France, Par exemple, la collection royale est une affaire d'état depuis François 1r: selon sa volonté, elle a pour but d'être une démonstration de la puissance culturelle du pays autant que de servir de base à l'enseignement de ses artistes. Cette conception, de l'apprentissage par l'observation des anciens et des maîtres, sera d'ailleurs poursuivie dans les Académies, premières "écoles" de la peinture valorisée, puis dans les écoles des beaux-arts.

Les premières académies, pour pouvoir avoir une certaine publicité comme pour obtenir un retour critique sur leurs oeuvres, vont organiser, dès la fin du 16e siècle en Italie, des Salons. Le principe est de convier un public d'amateurs de peintures, d'intellectuels et de peintres à une exposition, annuelle ou bi-annuelle, où étudiants et maîtres exposent leur réalisation de l'année, leur chef-d'oeuvre. Rompant avec la tradition de la visite comme elle s'est instaurée dans les galeries et les cabinets de curiosité, elle instaure un rapport collectif et non fondamentalement marchand aux oeuvres. Dans cette appréhension des oeuvres se dessine une nouvelle notion, celle de public. Les visiteurs s'expriment, discutent, critiquent ou encensent: ils émettent des jugements de valeur quant à la qualité des oeuvres présentées et les comparent. Ces Salons, qui se poursuivent jusqu'au 18e siècle, laissent présager des idées qui vont s'imposer à travers le musée: éducation du regard, apprentissage par mimétique, publicité des oeuvres,...

On peut considérer que le musée ne naît réellement qu'avec l'ouverture du Louvre en 1793, et ce malgré l'existence antérieure d'autres lieux d'exposition ouverts au public. Ce qui différencie le Louvre des autres musées, c'est son caractère humaniste, ou, pour être plus précis, ce qui le distingue au point d'en faire la figure paradigmatique du musée moderne, c'est l'importance et l'influence de la pensée des Lumières dans ses textes fondateurs. Pour résumer à ses grandes lignes sa naissance, il convient de préciser que le projet d’un musée national français remonte au règne de Louis 14, et fut le fruit du célèbre Colbert. Mais il tomba assez rapidement aux oubliettes. C’est Louis 16 qui en relança le projet vers la fin de son règne mais la mise en place du projet s’étala dans le temps à tel point que les révolutionnaires français le décapitèrent avant qu’il n’ait pu lui donner vie. Ce sont donc les révolutionnaires qui le mirent en oeuvre.

Présidant à sa création, une commission fut mandatée pour établir à la fois les grandes lignes de sa politique et recenser les œuvres d’art ayant subsisté à la rage révolutionnaire. L’objectif du Louvre peut être résumé dans les termes de son appellation d'origine: un musée de la république. Ce qui signifie que le musée, tel que ses concepteurs l’envisagent, doit incarner les idéaux de la république naissante: liberté, égalité, fraternité. La liberté, c’est celle de venir voir les œuvres aussi souvent que désiré et sans contraintes autres que celles relatives aux heures d’ouverture et à la conservation. L’égalité c’est celle des spectateurs devant l’œuvre : il n’y a plus de possesseurs et d’invités, d’étonneur et d’étonné, mais seulement une foule de spectateurs qui ont les mêmes droits face aux œuvres. La fraternité, enfin, c’est celle de ce peuple possesseur, chacun à égale part, de ces richesses qu’exhibe le musée : ce qu’il contient est le symbole de la puissance culturelle de la France et cette puissance est propriété de tous comme d’aucuns.

Le fait que les collections appartiennent à tous est la première expression d’un patrimoine collectif. Cette conception procède d'une idée de dépossession : on dépossède le particulier pour le bien de la communauté autant que pour la pérennité des œuvres comme dans une répartition "égalitaire" des richesses. C'est un renoncement, souvent obligé, à la propriété individuelle au profit de l’état, soit l’union symbolique d’un peuple dans une institution :

" De même que dans l’Etat le citoyen aliène sa liberté individuelle pour s’élever à la vraie liberté totale et réelle " qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ", dans le musée il renonce à la propriété privée des œuvres d’art qui, par la médiation de l’institution, accèdent alors au statut de patrimoine universel, l’unique propriété légitime et fondée en raison." 8

Du moins est-ce là ce que le musée a la prétention d'incarner. Car sa volonté affichée, qui dérive en droite ligne des réflexions humanistes, est victime des mêmes écueils: le dogmatisme paternaliste de l'humanisme parasite le musée. En effet, la pensée des lumières implique un devoir de circulation des savoir. Ou, pour le dire autrement, les instruits (lumières) se doivent d’éclairer les autres de leur savoir. Ce qui ne signifie pas nécessairement que le receveur comprenne l’enseignement qui lui est donné : l’instruit a déjà réfléchi à cela pour lui et sa mission est de communiquer ce qui est bon/bien afin d’éviter la propagation de ce qui ne l’est pas. Les instruits exercent donc, par leurs enseignements, une sorte de censure en occultant tout ce qu’ils estiment ne pas être suffisant, pas à la hauteur. Le musée, en tant que produit de ces réflexions, participe de cette logique: il est un lieu d’élection. Il occupe, dans cette "hiérarchie", le même rôle que celui du penseur des lumières : il détient un savoir, ici des œuvres, qu’il expose aux autres. Autrement dit, ce que le musée contient est valorisé, et ce qui n’en fait pas partie est, par défaut, exclu. Le musée agit alors comme un guide-étalon, dans la lignée des Salons académiques : il propage des savoir déjà réfléchis par d’autre, instaurant des modèles, des références.

Or le tableau est la seule forme picturale à pouvoir trouver sa place dans le musée: les fresques, du fait de leur intégration aux murs et à l'architecture, sont dépendantes du lieu de leur réalisation et ne peuvent être transportées ailleurs. En tant que forme transportable de la peinture, le tableau a trouvé dans le musée, espace de décontextualisation des oeuvres, son lieu d'élection.

L'action d'exclusion du musée, conjuguée aux facteurs techniques de l'exposition de peintures, a donc eu pour effet de donner aux visiteurs des musées, amateurs d'art et étudiants dans les premiers temps, l'impression que le tableau était l'expression par excellence de l'art pictural, reléguant la fresque au statut d'art religieux. Effet renforcé par la portée didactique de ce lieu dont les oeuvres étaient chargées de servir d'exemple aux peintres de la nation.

Le musée des premiers temps, aujourd'hui fréquemment affublé du sobriquet de bric-à-brac, cède la place, à la fin du 19e siècle à un musée réorganisé, linéarisé, où l'oeuvre est considérée comme élément d'une suite logique, ou, pour reprendre les termes de Baudelaire, comme un chainon de l'histoire de l'art. Ce changement répond à deux bouleversements. D'une part il y a le détachement de l'histoire de l'art en tant que discipline qui s'affirme, après être resté lattent depuis Vasari. D'autre part il y a la contestation conjointe et montante de l'assimilation de l'oeuvre d'art à une marchandise.

Ainsi, lors de l'Exposition Universelle de 1855, Courbet refusa de laisser ses oeuvres exposées, de manière indifférenciées, au milieu d'autres sur les murs du Pavillon des Beaux-Arts. Il vit, en effet, dans cet accrochage, le reflêt de l'exposition marchande que tout visiteur pouvait observer sur les stands et étals de cette même Exposition. Prenant celà comme une attaque contre l'art, et avec la volonté de sauver l'indépendance de l'art, comme il le clamait, il fit construire un espace spécifique pour exposer ses tableaux: un lieu où la perception des oeuvres soit exempte de toute perturbation visuelle. Cette idée de l'exposition des tableaux sera celle que poursuivra, en la développant, le modernisme et qui ira jusqu'à la mythique figure du "white cube".

Dans les premières décennies du siècle, déjà, Von Rumhor au Altes Museum, avait instauré une mise en place des oeuvres épurée et classifiée qui semble représenter les premiers balbutiements de cette modernité artistique. Il prônait un accrochage historicisé des oeuvres, c'est à dire permettant au spectateur, par son déplacement au sein du musée, de pouvoir prendre conscience de l'évolution de la peinture. La façon d'organiser l'accrochage donnant le sens de l'histoire comme de la visite. Dans ce contexte, bien plus que dans le Louvre de 1793, l'activité d'exclusion du musée est prépondérante: par l'illusion d'exhaustivité qu'il met en place, par son didactisme, le musée met en scène l'histoire et l'histoire de l'art. Et comme au théâtre, la mise en scène donne libre cours aux interprêtations du "metteur en scène". L'exposition reste en effet une affaire de choix mais aussi de possibilités. N'est exposé que ce qui est jugé, par l'historien et/ou le conservateur, représentatif par rapport à un propos déterminé (l'histoire nationnale pour Rumhor). Et ce choix, subjectif, se fait, qui plus est, au sein d'une collection préétablie ou est déterminé par les possiblités d'acquisition du-dit musée. Or la peinture, réduite, dans son exposition, au tableau, se trouve, d'autant plus, assimilée, à cette forme.

La logique de classification de Rumhor fait école et va se propageant. Un siècle plus tard, Alfred Barr, à la tête du Museum of Modern Art, portera la linéarisation de l'espace des collections à son comble en mettant en avant la notion de style comme fédératrice d'une logique de classement et de linéarisation. L'initiative de Barr achèvera de définir le musée moderne comme espace directif et, traditionnellement, dogmatique: le spectateur doit se conformer au trajet établi, absorber la somme d'information qu'il lui dispense, et qui aura été préalablement pensée et "pré-digérée" par d'autres.

Ce musée moderne aura eu pour effet de produire ce que Yve-Alain Bois nomme genre. Là où il met en avant le genre sculpture comme fruit du musée moderne, je parlerai de forme et l'appliquerai au tableau. Le terme de forme est, en effet, plus en raisonnance avec cette similarité formelle, perceptive et phénoménologique qui nous fait reconnaitre le tableau.

C'est par le biais du musée que cette forme de peinture à pu se propager et surtout devenir une référence dans l'esprit du public. Par son action il a instauré cette forme validante qu'est le tableau. De telle sorte que si la modernité picturale à cherché à mettre à mort le tableau de chevalet, ce n'était que pour mieux sanctifier la forme-tableau: meuble, plan, accrochable, objet de musée, ...

2.3- La position du spectateur face au tableau :

On a vu quel type de rapport le collectionneur pouvait entretenir aux œuvres qu’il possèdait et comment le passage de la collection privée au patrimoine collectif était lourd de changements. Ainsi, alors que le collectionneur entretient un rapport privilégié avec les œuvres qu’il posséde, le spectateur de musée doit obéir à tout un nombre de lois qui régissent son accès aux collections et déterminent son rapport aux oeuvres.

Pour pouvoir conserver leurs collections, les divers musées ont dû mettre en place toute une série de règles afin qu’aucune dégradation ne puisse venir entacher leurs collections. Le cas du British Museum est assez symptomatique : lors de son ouverture au public il n’y avait aucune restriction réelle et les conservateurs constatèrent très vite des dégradations suffisantes pour les inquiéter quant à l’avenir des œuvres. Ce qui eut pour conséquence la mise en place d’un service de gardiennage voué à la protection des collections. Environ un siècle plus tard, Paul Valéry se plaindra du régime muséal, de ses contraintes extrêmes, de ses interdits tellement nombreux qu’ils limitent toute appréciation des œuvres, plaçant d'entrée de jeu le spectateur dans la position du fautif :

" Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.


 Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. " 9

Georges Bataille voit dans le musée un milieu d’enfermement, aussi bien pour les esprits que pour les œuvres, qu’il compare à l’école, la caserne, l’asile ou la prison. En effet, le musée peut être considéré comme une école de la répression : sous prétexte de conserver les œuvres, les personnels des institutions instaurent nombre de règles autoritaires quant à l’approche des œuvres. Ce qui à pour conséquence de conférer à l’objet ainsi protégé –mis sous écrin, une valeur autant qu’une sacralité extraordinaire. C’est, pour reprendre les termes de Bataille, un réceptacle des œuvres d’art qui consacre, conserve et pétrifie les formes. Tout ce que fait ou veut faire le visiteur doit être gérable et géré: on crée en lui un sentiment de respect assez similaire à celui que produit l’église sur le croyant, afin qu’il regarde l’œuvre avec un respect sans égale : l’œuvre est sacrée et la toucher (l’abîmer) est un sacrilège. Une telle conception des publics n’est pas sans poser problème et, outre les reproches de Valéry, on pourrait se demander dans quelle mesure le musée peut continuer à se prétendre public et ouvert à tous alors qu’en interdisant le toucher il empêche toute connaissance des collections aux non-voyants… De plus, comme l'a montré Pierre Bourdieu, le musée, même à l'heure actuelle, n'est pas si ouvert à tous que ses personnels le prétendent. Il est un révélateur, au contraire, du fossé culturel qui sépare les classes sociales aisées, éveillées aux mondes des arts, des non-initiées. Seuls ceux qui possèdent un savoir préalable sont en mesure d'assimiler des connaissances supplémentaires lors de leurs visites (c'est d'ailleurs cette maitrise qui leur donne l'envie d'y venir). Pour les autres, la visite restera, por reprendre la terminologie de Michaud, une simple impression de gain culturel. La position de fautif qu’endosse le spectateur de musée n’est pourtant pas forcément ressentie comme un handicap et certains trouvent dans ce lieu la possibilité de prendre leur temps, de vagabonder devant les œuvres à leur libre convenance, comme le promeneur solitaire dans la grande ville.

Cette commodité de la visite, malgré les contraintes que l’on vient de voir, est mise en avant dès les premières créations de musées par des habitués de collections privées. Ils remarquent que là où la visite chez une personne est rapide et rythmée par le maître de maison, celle d’un musée laisse au visiteur le choix de sa gestion du temps. C’est un des grands changements qu’apporte le musée : celui de reconnaître, paradoxalement, une certaine liberté au visiteur, du moins en théorie. C’est ce que louent les visiteurs du Louvre aguerris à la visite des collections comme Wansey :

" on ne vous y presse pas comme en Angleterre lors des visites des collections des grands ; vous pouvez revenir aussi souvent que vous le voulez, et vous attarder devant une toile aussi souvent que vous le désirez, afin d’apprécier pleinement son excellence. " 10

Le musée peut alors être appréhendé comme un répertoire d'appropriation personnelles. Proust se fera l’écho de cette posture en décrivant le comportement de ses personnages dans le musée comme des flâneurs qui prennent le temps de profiter des œuvres. Peut-être cette prise de conscience d’une temporalité face à l’œuvre est-elle, en définitive, la seule liberté du visiteur au musée… et c’est peut-être de là que vient la prise d’importance de cette temporalité aménageable.

Il existe une autre façon d’appréhender les œuvres, commune au musée et à la collection privée, que mettra en avant Walter Benjamin, même s'il ne mentionne pas cet usage précis, sous le nom de perception distraite_. En réfléchissant au rapport qui unit le spectateur à l'oeuvre, et après Benjamin, on peut considérer que cette perception dans la distraction renvoie à l’attitude du collectionneur lorsque le tableau lui devient familier : il le voit sans le voir, le sait là sans réellement le regarder. Une attitude similaire se dessine dans le musée lorsque le visiteur passe sans vraiment porter d’attention aux œuvres qui défilent sous ses yeux, soit en raison de leur trop grande profusion, soit par ennui, … C’est un peu la situation du flâneur solitaire de Baudelaire qui avance seul au milieu de la foule : le visiteur du musée avance au milieu des œuvres, submergé par des stimulis visuels innombrables autant que par la foule (présente ou inexistante)…

Dans ce contexte, le tableau devient une représentation usuelle de ce que peut être la peinture, récurrente et intégrée aux acquis collectifs, symbole de notre patrimoine…

Et la place de cette forme est telle q’elle s’insinue dans les loisirs (les peintres "du dimanche") et dans nos référents, se retrouve partout dans notre langage et va jusqu’à engendrer des créations qui vont dans le sens d’un " devenir peinture ", pour reprendre l’expression de Pierre-Damien Huyghe…C'est à dire répondant aux mêmes conditions de reconnaissance visuelle, mais aussi induisant des comportements similaires. C'est le cas des tableaux photographiques, par exemple.


(7) Cité par DEBRAY Régis , Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en occident, Gallimard, Paris, 1992, p.92.

(8) Ce tableau ainsi constitué n'est pas utilisé à titre propagandiste que par l'Eglise et les rois et seigneurs voient en lui un moyen d'asseoir leur pouvoir à travers l'image idéalisée que le peintre peut diffuser d'eux par le biais de ce tableau.

(9) Cette initiative (réforme) trouvera une expression particulièrement réussie chez les prêtres franciscains… à tel point que c'est à partir de leurs travaux qu'Alain Buisine dénonce la naissance du tableau.

(10) FOCILLON Henri, Moyen âge roman et gothique, Armand Colin, 1938, p.495-497.

3- L’exposition de vidéos comme exemple de forme-tableau :

Préambule :

Le modèle du tableau est récurent dans l’histoire de l’art, comme on déjà pu le voir, avec la photographie. Et il peut servir, comme l’a montré Chevrier, à intégrer de nouvelles pratiques dans le cercle fermé de l’art.

La vidéo est ce que l’on peut appeler un médium hybride dans le sens où elle ne possède aucune interface propre. Son usage habituel, voire ordinaire, reste cependant la télévision, ou plutôt la diffusion sur moniteur. Pourtant, au milieu des années 60, certains artistes en étaient venus à utiliser la vidéo pour la réalisation de leurs œuvres. Il semble important de mettre l’accent sur le fait que l’utilisation de la vidéo par ces artistes était intentionnellement artistique. Si l’on prend en compte ce fait, il devient évident de comprendre les travaux des-dits artistes comme des tentatives d’intégration d’un nouveau moyen d’expression, d’un nouveau médium, dans le milieu artistique. La forme-cinéma, appliquée à la vidéo, rjoue déjà dans ce sens. Mais elle renvoie au statut de multiple qui caractérise ces deux pratiques, et n’offre pas réellement, à la vidéo, de place au musée, panthéon des formes instituées. D’autres logiques sont donc appliquées à la vidéo. La forme-tableau en fait partie et l’on peut d’ores et déjà la considérer comme une proche parente de la forme-cinéma.

3.1- Le tableau comme forme intégratrice :

Depuis la fin des années 80 on constate l’émergence d’une nouvelle façon de travailler avec la vidéo. A l’instar des video wall de Nam June Paik, des artistes, de toutes nationalités, cherchent à créer des vidéos pour l’exposition : des vidéos qui savent s’intégrer aux lieux où elles sont montrées. Pour ce faire, ils vont utiliser un référent exemplaire, modèle par excellence : le tableau.

La forme-tableau est employée par les vidéastes dans la même optique que par les photographes : elle joue le rôle d’une forme-intégratrice. Ce qui signifie qu’à travers l’emploi de référents visuels connus et signifiant, ils instaurent un rapport perceptif à leurs créations qui les fait glisser du statut de vidéo, c’est à dire image technologique autant que documentaire, à celui d’œuvre d’art. En effet la vidéo, surtout à ses débuts, fut envisagée comme une innovation technologique, et son utilisation dans un cadre artistique avait des relents de superficialité tape-à-l’œil (gadget) quelque peu nauséabonds qui incitaient assez peu à envisager ses expressions comme des œuvres d’art. Ce statut, hybride, entre le document et l’œuvre d’art poussa donc les artistes à développer des stratégies de création propres à distinguer leurs œuvres, non par rapport à un médium, mais par rapport à l’utilisation qui en était faite.

La bande vidéo ne connaît ni négatif, ni positif  et est reproductible à l’identique et à l’infini. Contrairement à la photographie, où le négatif constitue toujours la matrice de l’image (exception faite des polaroïds), il n'’existe pas, pour la vidéo, d’élément clé dans la reproduction. Détenir une vidéo c’est alors, potentiellement, en détenir une infinité : il n’y a pas de limites, autres que l’usure, à sa multiplication. Et la démocratisation des technologies numériques ne font que renforcer cela. La notion d’original est alors problématique. Or le marché de l’art, comme tous les marchés, fonctionne selon la loi de l’offre et de la demande : une œuvre unique est une œuvre de valeur, alors qu’un multiple n’est qu’un objet de consommation. Concevoir une (des) œuvres vidéo(s) en incluant à l’œuvre même son processus de monstration apparaît alors comme une possibilité de donner une valeur à l’œuvre.

Alors la forme-tableau, comme processus de monstration, apparaît comme un moyen d’assimiler la vidéo à une forme artistique classique : l’écran est entouré par un "cadre" qui peut symboliser celui qui enserre les tableaux classiques et la planéité de certains écrans rappelle, avec l’aide de quelque pastiche, celle du tableau. L’accrochage, expression clé de l’exposition, peut alors être réel et pas seulement symbolique : la vidéo trouve sa place en tant qu’expôt.

3.2- La vidéo-tableau :

Si l'on suit la logique du tableau ou de la sculpture, on peut penser que le musée est un lieu propre à la contemplation. Or la vidéo est un objet temporel_, donc opposé à la contemplation. Le tableau, en s’accrochant au mur, et avec tout ce qu’il induit de relation en face à face, est un objet de musée par excellence. Donner à des vidéos la présentation, ou plutôt les caractéristiques du tableau produit un glissement propre à faire assimiler la vidéo, à l’intégrer au lieu d’exposition. En effet, si l’installation d’un téléviseur est périlleuse, dans le sens où l’on ne sait jamais si les spectateurs feront l’effort de rester devant un téléviseur posé au milieu de la pièce, celle d’un téléviseur singeant le tableau l’est moins: la facture du tableau, agissant comme une labellisation, rassure les visiteurs aussi bien que les décideurs. A tel point que le festival Vidéoformes, en 1994, fit de ce thème l’objet central de sa manifestation avec le mot de Jean-Paul Fargier : " Accrochez-moi ça ! ". Parmi les nombreuses œuvres présentées, on trouvait Scénographie d’un paysage de Dominique Belloir.

Dans cette œuvre, Belloir se réfère autant au langage pictural qu’à ce qui constitue physiquement un tableau. Visuellement, d’abord, l’identification est simple : un moniteur de télévision est enchâssé dans un mur et seule la surface de l’écran affleure, entouré d’un cadre doré classique. L’image est une vue d’ensemble qui représente un paysage de mer : une plage désertée. Le sujet, à la fois toujours identique à lui-même et en perpétuel mouvement (le flux et reflux de la mer), évoque irrémédiablement les paysages peints ; type de peinture qui a longtemps été dévalorisé, notamment par Diderot, car considéré comme un sous-genre populaire. La collusion de l’interface télévisuelle, la vidéo et l’écran, et d'un paysage est une façon pertinented’explorer nos rapports au " noble" dans le sens où l’un comme l’autre furent longtemps cosidérés comme des sous-genres. Par ce biais la vidéo est plus facilement abordable par un public non-initié qui voit en ces œuvres des expressions technologiques conçues comme extension du domaine pictural… Mais ceci a aussi une autre incidence d’importance : la forme que prend alors la vidéo rend son exploitation possible chez un collectionneur.

Donner à la vidéo une structure aussi référencée que le tableau incite les acheteurs à les acquérir : autant il peut être difficile d’installer chez soi une cassette vidéo, objet temporel, autant son accrochage donne la possibilité de rendre son appréhension "permanente". En effet, la vidéo, pour être regardée, mobilise une personne pour une durée imposée, comme le film de cinéma. Le fait de ne pas se conformer à sa temporalité a pour effet de priver la spectateur d'une partie de l'oeuvre. Ce qui est le cs le plus fréquent lorsque la vidéo est simplement exposée: la majorité des spectateurs ne fait pas l'effort de prendre le temps du film et n'a, en conséquence, qu'une perception parcielle et fragmentée de l'oeuvre. Le possesseur de films n'a, généralement, comme solution pour installer ses cassettes vidéo, que de s'organiser une vidéothèque, copiée sur la bibliothèque. Comme le livre, la cassette nécessite, pour être appréhendable, une implication de la part de son spectateur. La mobilisation temporelle induite par l'oeuvre, qu'il s'agisse du temps de lecture ou de visionnage, est déterminé par le support et ne peut être évitée: il n'y a donc pas de contemplation dans ce rapport. Installer une vidéo comme un tableau ne supprime paas le problème de la temporalité mais le transforme en lui offrant de nouvelles possibilités qui utilisent, justement, les tentions liées à la temporalité. Lorsque la vidéo est accrochée, elle est diffusée en boucle sur l'écrn de façon à toujours proposer une image à la vue (et des sons le cas échéant). De cette façon, sa présence semble permanente: c'est le même processus que ces gens qui laissent tourner leur télévision toute la journée pour se sentir moins seuls. Si l'appréhention de la vidéo-tableau en son entier nécessite encore et forcément une mobilisation temporelle dépendante de sa composition ou longueur, cette forme permet au possesseur comme au regardeur, de l'appréhender, aussi, et pour reprendre le vocabulaaire benjaminien, distraitement. Comme un tableau est susceptible de devenir un meuble dans l'espace du collectionneur, la vidéo-tableau s'intègre à son univers quotidien. Son appréhention du film ne passe pas, alors ,par l'attention, mais par le développement d'une attention que Richard Sennett qualifie de "parlante" et qui se caractérise par sa distraction et sa fragmentation: il voit mais ne regarde pas sa vidéo-tableau, ne percevant que quelques bribes, à la volée.

Il est difficile de contempler un film : en tant qu’objet temporel il est en perpétuelles mutations et empêche toute fixité ou même liberté du regard, ce qui induit une perception distraite. La vidéo-tableau peut toujours se regarder mais est avant tout appréhendable dans la discontinuité, et c’est ce qui fait son surprenant intérêt. Le tableau-vidéo pousse cette situation à son extrême. Cette transformation de la télévision en objet décoratif rend aussi compte de pratiques quotidiennes : il est fréquent de voir des gens se livrer à diverses activités tout en regardant la télévision, ou alors la laisser allumer pour simuler une présence. Cette "attention distraite", transposée au musée, fait penser à l’attitude d’un téléspectateur X face à un soap : il peut toujours en rater la moitié, il ne s’y passe tellement rien de significatif qu’un manquement ne change rien à la compréhension du tout.

Comme un tableau, cet écran s’accroche, s’intégrant au mobilier avec le même effet socialement valorisant qu’un tableau en ce qu’il constitue l’expression d’un nouveau "bon goût" et d’une réussite sociale ancrée dans son époque. Mais ces objets ne sont pas les seuls à investir les demeures, musées et galeries. On voit aussi fleurir de petits cadres vidéo permettant la diffusion, en continu et en boucle, de photos ou de vidéos numériques. Comme on pose un cadre photo sur un meuble, on pose à présent des vidéos, démocratisant, par ce geste, cette perception sans attention..

3.3- Les limites de la vidéo-tableau :

L’emploi de la vidéo sous la forme du tableau, bien que prenant naissance à la fin des années 80 ne va vraiment se développer que par le biais des avancées technologiques qui se produisent au cours des années 90: c’est à cette période que vont apparaître les premiers écrans plats. Ce qui rend la propagation de pratiques utilisant la planéité de l’écran d’autant plus rapide, dans la sphère privée comme la sphère publique. Ce passage de la vidéo à la forme tableau renvoie le poste de télévision, interface du tout, au statut d’objet décoratif, de meuble de maison. Or le mot "meuble", pris dans le sens de Satie_, implique une perception distraite des images diffusées par l’écran lumineux. Ce qui ouvre le champ à de nouvelles pratiques de la vidéo dans la sphère privée, dans la lignée des " Feu de cheminée ", " Aquarium " et autres " 14e invité ", vidéos produites par Canal Plus, travaux grand public que l’on pourrait rapprocher des films-tapisserie de Warhol et de toutes les œuvres qui s’en sont inspirées, de près comme de loin.

Pour autant, l’attrait pour ces dispositifs semble résider essentiellement dans l'aspect nouveauté de ces technologies. Ce qui semble avoir été le problème du trio d’artistes composé par Pierre Huyghe, Dominique Gonzales-Foester et Philippe Paréno pour leur exposition au musée d’art moderne de la ville de Paris en 1999: l’utilisation d'écrans plats, tous attachés aux murs, exactement comme des tableaux, impressionnant, quasiment, plus le public que les œuvres en elles-mêmes. Ce qui entraîne la vidéo, pour ainsi dire, en arrière : elle est simple élément technologique, l’alibi spectaculaire du musée, voire même distraction qui fait venir la foule. De plus, autre syndrome d’un retour en arrière, l’emploi d’une forme académique et institutionnalisée c,omme le tableau, enferme la vidéo dans la rigueur d’une logique muséale qui refuse de se remettre en question. En entrant de la sorte au musée, et les vidéos-tableau n’ont de cesse de se multiplier, la vidéo se voit renvoyée à une expression institutionnelle et figée, lourde de références historiques qui lui sont, en fait étrangères, mais qui servent directement les desseins aussi bien des marchands que des conservateurs et autres commissaires d’expositions. En effet, cette image s’éloigne de plus en plus de ce que peut être la vidéo entendue, non dans ses "spécificités" (terme trop marqué par le modernisme), mais dans ce qui constitue sa valeur d’usage: bon marché, multiple, objet de diffusion, … Ce qui la place dans un contexte marchand où elle est utilisée comme œuvre unique, prenant appui sur ses caractéristiques techniques pour simuler la nouveauté. Les expériences abusives de cet ordre sont légion, il n’y à qu’à regarder l’œuvre vidéo que la jeune artiste Natacha Nisic présentait à la galerie Jennifer Flay en 1999 où elle est allée jusqu’à vendre tout le processus de monstration de l’œuvre, y compris la taille exacte de l’image lors de sa projection !!

Annexe 1 : Les cabinets de curiosité

A la renaissance, la redécouverte des vestiges de l’antiquité, remis au goût du jour par les travaux des humanistes, instaura quelque chose de nouveau : ce qui n’avait jusqu’alors été considéré que comme de la pierre-matière acquiert le statut de relique. Ce glissement est aidé par les penseurs humanistes qui voient dans ces œuvres l’expression des grandes civilisations du passé. L’idée germe, dans cette Europe de la fin du 15e siècle, et avec l’influence d’écrits alliant histoire et objets d’art comme les " Vies " de Vasari, que ces ruines doivent être considérées comme des expression d’histoires, comme représentant le temps passé, et il convient, à ce titre, de les protéger : c’est la naissance de la notion de patrimoine. Mais si ces objets sont rares et importants, s’ils sont chargés d’histoire, alors il devient intéressant de se les approprier : les posséder étant un peu comme posséder une part de l’histoire, et par-delà, une part de ses savoirs. C’est à cette période que se développent les cabinets de curiosité. Les nobles, bourgeois enrichis et amateurs argentés veulent posséder des traces des nouvelles découvertes, des nouveaux continents comme des leurs, mais aussi à amasser le plus de curiosités possibles, d’où le nom de ces cabinets. Car ils estiment que c’est en étudiant ses fantasmagories que l’on peut pénétrer intimement le mystère de la nature. Les collections des 16e et 17e siècle s’organisent selon deux axes principaux : les naturalia ou choses de la nature, et les artificiala ou objets crées par l’homme, cette dernière catégorie se subdivisant en deux avec d’un côté les exotica, objets de provenance lointaine, et de l’autre les objets au travers desquels les hommes tentent de rivaliser avec les divinités, c’est à dire les anticailles et les œuvres d’art. La peinture, au rang de ces dernières, se mélange donc avec toutes les autres formes de la création, artefactuelles ou non. Ces cabinets sont ouvert au public qui s’y rend avec une lettre d’introduction, même si quelques uns sont fermés.

Les collections privées contaminées par les idéaux renaissants vont donc, peu à peu, ouvrir leurs portes au public. Un public qui reste restreint, même s’il n’est plus constitué uniquement des invités du possesseur en sa demeure.

Annexe 2 : Les académies

L’idée qui préside à la mise en place des académies de peinture est issue d’un mouvement de contestation inauguré par les penseurs humanistes au 15e siècle. Ils désirent montrer que la peinture ne saurait se réduire aux productions mécaniques de ses artisans et peut aller plus loin en alliant l’intellectuel au manuel, ou plutôt en instaurant l’intellectuel comme présidant et préfigurant le geste manuel. Ce qui est en opposition totale avec les fonctionnement des corporations, alors seule figure sociale du peintre.

Les corporations existent depuis 1121 et sont légitimées par le Roi par lettre patente. Elles constituent le statut et la légitimation sociale des peintres. C’est en leur sein que sont formés les arrivants, alors nommés apprentis, et c’est elle qui instaure la hiérarchie des peintres qui va de l’apprenti au maître, la maîtrise elle-même étant hiérarchisée du simple maître au premier peintre du Roi, fonction ultime. Elles assurent aussi la gestion des intérêts individuels et collectifs de leurs affiliés en régulant, par exemple, la concurrence. Si elle apporte protection à ses incorporés, la corporation les cantonne aussi dans le très dévalorisé statut des arts mécaniques.

Entre la fin du 14e et le début du 15e siècle, les corporations subissent une crise où les contestations internes viennent s’ajouter aux externes, rendant ainsi le terrain favorable aux revendications des peintres humanistes.

Les premiers écrits en faveur d’une peinture autre stigmatisent le courrant qui s’instaure alors. Ils proviennent tout d’abord d’Italie où, quelques années après Alberti, Vasari signe un livre qui marquera des générations d’intellectuels et de peintres. Dans ses " Vies " il dresse, à travers le récit de la vie de peintres célèbres, érigés en modèles, l’inventaire de ce que se doit de faire le peintre du 16e pour se distinguer du simple artisan. Pour corroborer ses théories et fonder un nouvel ordre pictural, Vasari crée un espace propre à l’expression de cette nouvelle tendance. Il s’agit d’un regroupement d’humanistes, amateurs de peinture ou peintres, qui ont le désir de travailler, pour ainsi dire, en réseau afin de mettre en commun leurs savoirs, théoriques avant tout mais aussi pratiques, en vue de les enseigner à d’autres. Ce système, conçu comme une alternative aux corporations, est calqué sur le modèle de l’académie des lettres et en reprend le nom : Accademia del disegno. Cette académie, la première en ce qui concerne les arts dits aujourd’hui plastiques, s’inscrit sous la protection du Prince et a pour volonté de détacher la peinture des arts mécaniques à travers l’instauration d’un apprentissage qui laisse une place prépondérante à la maîtrise des arts libéraux et des modèles antiques (littéraires comme plastiques). Pour faire-valoir leurs savoirs, les académiciens organisent des expositions qui permettent à un public trié sur le volet de venir admirer l’art de leur temps, de venir confronter leurs acquis à ceux mis en œuvre dans les "chef-d’œuvres" ainsi livrés à leur regard. Le travail des élèves académiciens et de leurs maîtres devient ainsi une sorte d’élément de mesure, d’étalon. Les seigneurs en quête d’œuvres ne se rendent plus dans les grandes villes, sur des marchés aux artistes pour regarder et écouter ce qui leur semble valoir quelque chose : ils se rendent à l’exposition annuelle des travaux de l’académie pour admirer une peinture qui est essentiellement, pour ne pas dire uniquement, de la peinture sur tableau. La rupture d’avec la tradition est majeure : ce n’est plus le client qui commande une œuvre mais un artiste qui propose et le marchand qui choisit.