Chapitre 1:la forme-cinéma

Introduction

1- Caractéristiques temporelles de la forme-cinéma

1.1-Le film en tant qu'objet temporel
1.2-La perception distraite

2- Caractéristiques spatiales de la forme-cinéma

2.1-La séance de cinéma
2.2-Le cinéma d'exposition

3- Limites de la forme-ciné à travers l'exemple de la vidéo

3.1-La télévision
3.2-La vidéo-cinéma


 

Introduction

La vidéo, dès son apparition, fut vendue comme la petite sœur du cinéma, comme son équivalent familial et bon marché. La vidéo, dès son apparition, fut vendue comme la petite sœur du cinéma, comme son équivalent familial et bon marché. La vidéo comme le cinéma ne sont pas des médias propices à l'exposition : ce sont des images en mouvement, dépourvues de supports fixes (non objectales), et qui possèdent de surcroît une partie sonore. Aucun de ces attributs ne fait d'eux des expôts au sens traditionnel du terme, c'est à dire une forme s'apparentant au tableau ou à la sculpture. Mais ce qui fait le plus obstacle à leur exposition se sont leurs caractéristiques sonores. Pourtant toutes les vidéos et tous les films ne sont pas sonores. Et le problème n'est pas le même lorsqu'il s'agit d'une vidéo ou d'un film. Il faut d'abord émettre une distinction quant à leurs caractéristiques auditives. Le cinéma est sonorisé, ce qui signifie qu'il est doté d'une piste sonore qui s'ajoute à la bande image, qui s'y superpose. La vidéo est techniquement sonore, c'est à dire que bandes son et image ne font qu'un. Alors que le cinéma possède une infrastructure propre à utiliser et mettre en avant le sonore (la séance de cinéma), la vidéo, œuvre de l'art, ne peut rien revendiquer de semblable au sein de son espace (l’exposition). Certains artistes et commissaires vont avoir recours au modèle cinématographique pour sortir la vidéo de l'impasse constituée par l'exposition de l'audiovisuel. En bon "caméléon" la vidéo s'approprie des modalités d'ordre cinématographiques, elle en adopte les formes.

Mais qu'est-ce qui définit cette forme ? Au premier abord on pourrait croire que le terme de forme désigne uniquement des paramètres d'ordre technique ou pratique comme le système de projection, l'organisation de la salle, l'ordonnancement de l'écran, ou encore la narrativité, la chronologie,... Tous ces éléments participent bien sur d'une adoption des caractères cinématographiques, mais ils n'en constituent pas pour autant la totalité. On pourrait dire qu'ils désignent une forme que Michael Fried a distingué et qui, en langue anglaise, se dit shape. C'est en fait la totalité du dispositif cinématographique qu'il désigne. Ce dispositif que Gardiès désigne comme transformant l'homme de la rue, ce sujet social, en sujet spectatoriel via le sujet spectaculaire. En désignant l'appropriation des formes du cinéma par la vidéo j'entends donc désigner aussi bien l'installation spatiale que les effets, les conditionnements qu'elle induit sur le spectateur (et même plus ces-derniers). Ce dispositif je le désignerai comme consistant à l'élaboration des conditions qui font du spectateur ce que Christian Mertz appelle un "tout percevant". Cette forme imitant le cinéma je la nommerai, à l'instar de Chevrier, une forme-cinéma.

Une fois que l'on a dit cela on n'a encore rien dit sur cette forme-cinéma. Car pour la concevoir, il faut en définir toutes les facettes. Ainsi je développerai ici ce qui la constitue sur un plan tant pratique qu'esthétique.

Le cinéma comme la vidéo sont des médias qui se vivent dans le temps, qui ne peuvent être abordés, d'un point de vue phénoménologique, que temporellement. Or la forme-cinéma est avant tout une forme servant à la monstration de la vidéo, à sa médiation. C'est donc phénoménologiquement que j'aborderai sa condition.

Dans un premier temps je chercherai à comprendre les processus temporels qui la constituent : comment elle peut servir à attirer l'attention sur la vidéo et de quelle manière cette attention se définit. Dans un deuxième temps je mettrais en avant les dispositifs spatiaux qui la distinguent, les signes qui nous permettent de l'identifier. A travers elles je jetterai un regard rétrospectif sur l'histoire, ou plutôt les histoires qui la constituent : celles du cinéma et de ses influences. Si j'ai fait le choix d'exposer d'abord les conditions temporelles de son énonciation c'est parce-que se sont elles qui déterminent pour partie ses conditions spatiales, qui les surdéterminent (même si le contraire peut être envisagé comme vrai il n'en reste pas moins que ce rapport l'emporte sur son contraire.

Toutefois, même si la vidéo adopte souvent, et comme on le verra, la forme-cinéma, elle n'en possède pas moins un caractère télévisuel dans le sens où la vidéo est traditionnellement un médium plus télévisuel que cinématographique. Il sera donc utile dans un dernier point, et au jour de tout ce que l'on aura dégagé, de revenir sur l'utilisation de la forme-cinéma par rapport à des travaux en vidéo et de se demander en quoi la forme-sculpture sert ou dessert la vidéo.

1-Caractéristiques temporelles de la forme-cinéma :

Lors de son apparition dans le paysage visuel, le cinéma produisit une rupture par rapport aux autres d’expression visuelles : image en mouvement, sonore et visuel, reproductible, il se démarquait singulièrement en ce qu’il se composait dans le temps, un peu comme la musique, et non dans l’espace uniquement. Dès son invention, et alors qu’il était encore muet, l’impression de reproduction du monde fit sensation. J’en prendrai pour preuve cette anecdote bien connue à propos du premier film des frères Lumière où les spectateurs, effrayés, crurent que le train allait sortir de l’écran et leur foncer dedans. Ce glissement dans les habitudes de perception fut encore plus marqué lorsqu’en 1930 le cinéma devint sonore. Stanley Cavell considère que le cinéma à considérablement transformé nos habitudes de perception de telle sorte qu’aujourd’hui nous avons appris à gérer notre rapports à ces images : lorsqu’un train fonce droit "sur nous" nous conservons une craint mais qui est désormais factice : nous acceptons de rentrer dans l’histoire du film (comme nous adhérons à celle d’un roman), de croire en sa véracité et nous conduisons comme si nous avions peur. Ce phénomène d’adhésion découle en droite ligne de la caractéristique temporelle du film. C’est par rapport à son acception que se fera aussi l’évolution intégratrice de la perception. Je m’attarderai donc dans un premier temps à étudier cette caractéristique temporelle pour ensuite observer les modalités de sa perception en ce qu’elles sont fondatrices de ce qui sera plus tard la forme-cinéma.

1.1-Le film en tant qu'objet temporel

En 1905 Husserl définit un concept pour désigner des objets qui, au lieu d’être simplement perceptibles dans le temps, se déroulent dans le temps : " Par objet temporel, au sens spécial du terme, nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unités de temps, mais contiennent aussi eux-mêmes l’extention temporelle. ". S’il ne fait, dans son ouvrage, référence qu’à la musique, on peut d’ores et déjà considérer que le cinéma aussi est un objet temporel. Husserl met en avant le fait que pour avoir conscience de son déroulement il faut avoir aussi et déjà conscience du temps de sa propre conscience : " Il est évident que la perception d’un objet temporel comporte elle-même de la temporalité, que la perception de la durée présuppose elle-même une durée de la perception, que la perception d’une forme temporelle quelconque possède elle-même une forme temporelle. ". La conscience perceptive comme l’objet temporel sont des flux consécutifs du temps. Pour avoir une perception d’un objet temporel il sera nécessaire que le flux de conscience du sujet percevant se coule dans celui de l’objet temporel sujet à sa conscientisation. C’est à dire que pour se laisser percevoir l’objet temporel impose sa temporalité au sujet percevant : à l’opposé des formes perceptives visuelles classiques où c’est le percepteur qui impose sa temporalité, l’objet-temporel-récepteur impose la sienne. A ce point de la démonstration il me semble important de se demander pourquoi le récepteur accepte ce "nouveau" contrat perceptif.

Ce qui le maintient en alerte, "à l’écoute", c’est un horizon d’attentes (d’une suite, de la suite) incessamment renouvelé (jusqu’à la note ou la scène finale). Or cette attente est la résultante même des caractéristiques de l’objet temporel. Pour expliciter ce fait je reprendrai l’exemple que Husserl emploie pour illustre ce (son) propos : la mélodie. Bien qu’étant composée d’une succession de notes distinctes (qu’elles soient mixées ou montées entre elles), à son écoute on n’a pas conscience d’une succession de sons distincts les uns des autres mais d’un ensemble. Pour autant on n’a pas non plus l’impression de n’entendre qu’un tout unifié où tous les sons seraient indissolublement enchevêtrés : " Que plusieurs sons successifs donnent une mélodie c’est possible seulement parce que la succession des processus psychiques s’unifie "sans plus" [je souligne] pour former un ensemble. (…) Il y a une perception d’unités qui se succèdent temporellement, tout comme il y a une perception d’unités qui coexistent, et il y a même ensuite une appréhension directe de l’identité, de l’égalité, de la diversité. ". Ce qui signifie que je perçois et l’unité de la mélodie et sa diversité, mais aussi et surtout qu’à chaque instant cette unité et cette diversité se renouvellent, et que ce renouvellement est incessant : " Quand on le fait résonner, je l’entend comme présent, mais pendant qu’il continue à résonner il y a un présent toujours nouveau, et le changement chaque fois précédent se transforme en un passé. Je n’entend donc à chaque fois que la phase actuelle du son, et l’objectivité de l’ensemble du son qui dure se constitue dans le continuum d’un acte qui, pour une part, est souvenir, pour une part, très petite, ponctuelle, perception, et pour une part plus large, attente. ". Ce souvenir, cette capacité mémorielle de notre conscience, Husserl la nomme " rétention ". Dans l’appréhension de l’objet temporel il distingue en fait deux types de rétentions : une rétention primaire, de l’ordre de la perception, et une rétention secondaire, de l’ordre de la remémoration. Pour être plus claire je reprendrai l’exemple de la mélodie. Lorsqu’une note s’est écoulée, et même si elle est "finie", nous la retenons (en mémoire) encore un peu, alors même qu’une nouvelle est susceptible de passer. Cette note est une perception au présent, mais une perception "en attente de" la suite. En même temps, et si ce n’est pas la première du morceau, cette note aura été précédée par une autre que j’aurai aussi retenue, ainsi que d’une autre qui lui succèdera, à moins qu’il s’agisse de la note finale. Donc chaque rétention se constitue par rapport à celles qui l’"entourent" : chaque rétention primaire est déterminée par celles déjà entendues et sera dépendantes de celles à venir. Bernard Stiegler étend ceci à l’apprentissage en formant un troisième ordre de rétentions : une rétention tertiaire qui se fonde sur la connaissance acquise des sons (pour continuer sur l’exemple de la mélodie). C’est à dire que chaque son entendu étend un peu plus la gamme de nuances de sons acquise, et par ce fait modifie la perception des sons identiques ou légèrement différents que je serai ensuite amener à avoir. Plus que cela, et à partir de l’invention de la reproduction (le phonogramme en l’occurrence), cette rétention tertiaire me permettra la comparaison, c’est à dire qu’au fil des écoutes, du même morceau comme de différents morceaux, je n’entendrai pas la même chose, alors même que le morceau comme son interprêtation restent inchangés. C’est à ce procédé qu’il impute les disputes fréquentes à la sortie de la séance de cinéma quant à l’explication de l’histoire ainsi que la confusion que nous avons à revoir des films. Hors de cette rétention tertiaire (qui surdétermine les deux autres), la remémoration d’un morceau passé est ce qui constitue le rétention secondaire. Donc, alors que la première rétention est une perception au présent, la seconde réactualise ce présent par le biais de l’imaginaire. C’est le va-et-vient constituant le phénomène d’appréhension de l’objet temporel qui est producteur d’une attente.

Les films sont des objets temporels plus complexes que la mélodie dans le sens où à déroulement temporel inéluctable ils ajoutent un visuel au sonore, les deux parties pouvant à la fois aller de pair, se compléter, ou s’opposer. On peut au final appliquer en totalité la définition de l’objet temporel au cinéma (et par extension à la vidéo) mais en remplaçant le terme de " note " par celui de photogramme. Stiegler a fait sien ce rapprochement et considère que " Les programmes audiovisuels sont de tels objets, et la force avec laquelle ils captent l’attention est un effet direct de cette caractéristique des objets temporels. Pendant les 90 ou 52 minutes que dure un programme, le temps de notre conscience se passe dans celui des images en mouvement : 90 ou 52 minutes de notre vie se passent hors de notre vie réelle, dans une vie ou des vies de personnages réels ou fictifs, dont nous épousons le temps. ". Pour asservir (puisque d’asservissement on peut maintenant parler) le spectateur le cinéma possède des armes dont la musique n’est pas parée. Il procède notamment, du fait de sa structure en photogrammes, d’un effet de réel à mi-chemin entre le " ça à été " de Barthes et " l’objectivité de l’objectif de Bazin qui induit le phénomène d’adoption auquel Stiegler fait référence dans la citation ci-avant. Le cinéma est donc la conjonction d’un effet de réel et d’une dimension de durée qui le constituent en " machine à apprivoiser " le spectateur : non content de donner comme vraies et irréfutables les acceptions qui constituent son histoire (dans le cas de la science-fiction par exemple on accepte comme vraie toutes les extravagances pseudo-scientifiques des termes employés), il canalise le spectateur tant en l’asservissant à sa temporalité qu’en l’induisant à s’identifier au film : " La caractéristique des objets temporels étant que l’écoulement de leur flux coïncide point par point avec l’écoulement du flux de la conscience dont ils sont l’objet, la conscience de l’objet adopte le temps de cet objet : son temps est celui de l’objet, processus d’adoption à partir duquel devient possible le phénomène d’identification typique du cinéma. ". A la différence des formes d'art traditionnelles, le spectateur de cinéma ne peut pas établir, gérer, son rapport à l’œuvre. Il n'a aucune emprise sur le film, ni physique, ni temporelle. Là où il est habitué à (pouvoir) contempler ou partir, décider du temps et des modalités de la contemplation, le cinéma le catalyse dans une séance où tout est déjà calibré pour lui... pour lui et pour tous les spectateurs potentiels de façon indifférenciée (pour lui comme pour tous les autres). Cette coïncidence, obligée par le film, de deux temporalités distinctes est donc l’élément qui provoque l’attraction/attention du spectateur pour le film. Et cet attrait le met dans la position du contemplateur, de "l’adorateur" de l’image cinématographique, médusé par le flux d’images et de sons. Du fait de sa spécificité temporelle, le film ne se donne pas au regard : comme face à certaines sculptures ou un bâtiment architectural, le regard du spectateur ne peut tout englober d’un coup parce qu’il en est intentionnellement empêché par l’auteur de l’œuvre. Cette fragmentation se traduit de façon très différente dans l’un et l’autre des cas. Pour celui de l’architecture et de la sculpture la réception se heurte à des limitations visuelles: les spectateurs doivent se déplacer pour avoir accès à l’œuvre "dans son entier". Mais, même après déplacement, il y aura toujours une part de la structure qui se dérobera à leurs regards et ce ne sera qu’en opérant une reconstitution imaginaire que les spectateurs pourront avoir un "aperçu" virtuel de l’œuvre. Dans le cas du film, ce ne sont plus des caractéristiques physiques mais des présupposés temporels qui induisent une fragmentation de l’œuvre ainsi que la reconstruction virtuelle qui en découle. Le film se déroulant dans le temps, il est absurde de prétendre avoir ou vouloir une vue d’ensemble sur lui. Pourtant le spectateur opère une reconstitution lorsqu’il regarde un film. Mais, comme on l’a dit, au lieu d’être spatiale cette reconstitution est temporelle et s’effectue sur le même principe que le montage : en coupes et raccords. Là où ce-dernier procède à des incises, des flash-back, des disgressions, (…) le spectateur réceptionne et (r)établit une pseudo-chronologie qui lui donne l’impression d’avoir tout vu du film, de connaître l’histoire des personnages, d’avoir eu accès au non-vu, au hors-champs. Comme il a appris à regarder un tableau ou une sculpture le spectateur cherche à percevoir un film.

1.2-La perception distraite

Pourtant Walter Benjamin a mis en avant une particularité de la perception, efficiente notamment dans le cinéma, et qui va de pair avec cet aspect fragmentaire : la perception distraite. Pour lui, la réception d’un film passe par la distraction, par une perception dans la distraction. Cette façon de percevoir, déjà latente avant même son invention, trouve son efficience dans le cinéma. Cette perception distraite, qui se pose indubitablement à l’attitude contemplative, contribue à faire de la perception du film une perception en rupture par rapport aux modes perceptifs est traditionnels. Si elle est particulièrement remarquable au cinéma il en note l’émergence, ou du mois l’émergence d’une volonté d’en arrêter avec le régime de la contemplation, dans les travaux des Dadaïstes. Pour eux "Il s’agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public. ". Il y avait, derrière la provocation mise en avant dans leurs interventions (qu’elles soient ou non artistiques), la volonté de casser un rapport à l’œuvre prédéterminé, selon eux, par une normalisation des cultures judéo-chrétiennes. Ce que les religions du livre ont imposé à l’art c’est l’attitude de la contemplation solitaire, si proche, dans ses modélisations, de l’attitude de recueillement dans la prière… L'action des Dadaïstes consistait à briser cette habitude de la contemplation telle qu’elle avait pu s’instituer (ou plutôt être instituée). Il s’agissait par-là d’insuffler, de concrétiser des pratiques/théories déjà latentes et dont Benjamin trouve toute l’efficience dans le cinéma : " Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial [note : l’archétype de ce recueillement est la conscience d’être seul à seul avec son Dieu.], S’oppose la distraction en tant qu’initiation à de nouveaux modes d’attitude sociale. ". Ces " nouveaux modes d’attitude sociale " se caractérisent par l’idée du changement, de la transformation : le film est composé par une suite d’images qui forment, dans leurs enchaînements, l’illusion du mouvement, soit une image en mouvement. C’est le fait même des objets temporels : photogramme après photogramme, chaque actualité devient rétention qui conditionne à l’appréhension d’une autre perception, qu’elle soit actuelle ou passées. Ainsi que le note Duhamel, "je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent déjà à mes propres pensées. ". Si d’un côté le film rend le spectateur physiquement passif elle l’oblige aussi à un nouveau type d’action : suivre un déroulement fragmentaire et déstructuré. " L'œuvre d’art acquit [avec le cinéma] une qualité traumatique. Elle a ainsi favorisé la demande de films, dont l’élément distrayant est également en première ligne traumatisant, basé qu’il est sur les changements de lieux et de plans qui assaillent le spectateur par à-coups. "16. Mais cette demande d’attention même consiste principalement à renforcer sa position de contemplateur dans la mesure où elle lui demande de s’en remettre au film, de croire en sa véracité comme seul postulat possible. Les images qui l’assaillent, qui l’attaquent, filent avec le temps de telle sorte que le spectateur n’ait jamais de recul vis à vis de ce qu’il réceptionne, se trouvant dans l’incapacité d’élaborer une réflexion personnelle par rapport au film dans l'instant de la rétention primaire.

Le film étant un médium reproductible, Stiegler parle à son propos d’objet temporel industriel, c’est à dire industriellement reproductible. Benjamin avait déjà mis en évidence ce caractère de reproduction : " En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. ". C’est à dire qu’un même film peut être projeté à l’identique, en même temps et dans des lieux différents. A la différence des beaux-arts –même exposés– et malgré les efforts faits en ce sens (salons, musées, …), le cinéma a toujours réussi à faire l’expérience d’une réception collective : " Dans les églises et les monastères du Moyen-Âge, ainsi que dans les cours des Princes jusqu’à la fin du 18e siècle, la réception collective des œuvres picturales ne s’effectuait pas simultanément sur une échelle égale, mais par une entremise extrêmement graduée et hiérarchisée. Le changement qui s’est produit depuis n’exprime que le conflit particulier dans lequel la peinture s’est vue impliquée par la reproduction mécanisée du tableau. Encore qu’on entreprit de l’exposer dans les Galeries et les Salons, la masse ne pouvait guère s’y contrôler et s’organiser comme le fait, à la faveur de ses réactions, le public du cinéma.".. Cette réception collective accentue encore un peu plus les effets temporels au détriment de ceux de la perception distraite. S’il est encore trop tôt (dans ma démonstration) pour dire que l’institution cinématographique va à l’encontre de la perception distraite dans une volonté marchande , je peux au moins déjà souligner ici ce paradoxe qui oppose la diffusion des films (en mettant en avant leur structure d’objets temporels) et la capacité, qui leur est inhérente, d’être perçus distraitement. Car cette séance, qui s’effectue pourtant dans un réception collective, isole chaque spectateur dans son rapport au film. Il est alors dans la position du flâneur solitaire baudelairien ou encore de l’homme pressé de Pérec : seul et anonyme au milieu de la foule. C’est à la définition de cette séance de cinéma, nœud du processus cinématographique, que je vais m’atteler : maintenant que l’on a observé les bases temporelle de la forme-cinéma on va pouvoir en observer les procédures spatiales.

 

2-Les caractéristiques spatiales de la forme-cinéma :

Lorsque l’on parle de cinéma on ne peut, de prime abord, dire de la projection qu’il s’agisse de l’exposition d’un film. Pour autant c’est à travers elle qu'il existe, qu’il est exposé au public. Cette valeur, qui lui est inhérente, est nommée par Benjamin valeur d’exposition. Ce qui importe dans le film c'est le fait qu'il soit montré et montrable. On peut en effet le transporter de ville en ville, de point en point afin qu'il soit vu du plus grand nombre. A ce titre on peut considérer la projection comme une sorte d’exposition du film. C'est cette valeur d'exposition que la vidéo conserve en tant qu'image en mouvement, en tant que fruit populaire et commercial du cinéma. C'est elle qui lui permet aussi, et comme pour le cinéma, de revendiquer une place au musée. Si tout film est par définition exposé, il se développe, parallèlement à une forme classique, un cinéma qui exploite sa valeur d’exposition et que Jean-Christophe Royoux a nommé "cinéma d'exposition". Il existerait donc un cinéma dit commercial, celui qui est diffusé dans les salles de cinéma, et un cinéma d’exposition, plus volontiers conçu pour les lieux de l’art (musées, galeries, …). Ces catégories sont bien sur perméables.

2.1-La séance de cinéma

Le cinéma des premiers temps est avant tout un spectacle populaire, une attraction de foire. Comme dans un cirque, la "lanterne magique" dispense ses images sous un chapiteau itinérant. Comme au cirque toujours, le spectacle est offert aux commentaires des spectateurs, commentaires qui se surajoutent à la musique du pianiste-accompagnateur (celui qui produit un fond musical censé habiter la salle) et aux commentaires des bonimenteurs. Ce phénomène perceptif a été mis en avant par Richard Sennett qui l'a nommé l’écoute parlante. Cette écoute se caractérise par le développement d’une "attention non attentive" de la part du public, par une observation " commentative " : l'observateur fait part à son (ses) accompagnateur(s) (voire à toute l'assemblée) de ses impressions, avis et commentaires. Ce qui pouvait souvent prendre des allures de jeu, le spectacle oscillant entre la scène et la salle, chacun se disputant la vedette. Il faut noter qu'on retrouve cette attitude aussi bien au début du cinéma (au temps du muet) que dans le théâtre des premiers. C’est d’ailleurs au théâtre que Sennett met en avant, et en premier lieu, ce type d’attitude réceptive. Au 18e siècle, les pièces se déroulent dans un chaos général, face à un public relativement aisé qui prend plaisir à venir faire la leçon à l’acteur, jouant autant à se montrer sur la scène qu'à regarder la pièce. Ils agissaient en fait comme si les acteurs n'étaient que des objets, des valets de décoration sur lesquels ils auraient tous les droits. Abolissant ou plutôt empêchant toute hiérarchisation entre la scène et la salle, les spectateurs s’octroient tous les droits. Ainsi, dés que l’acteur devient "mauvais", c’est à dire qu’il n’est plus en mesure de canaliser le public par l’émotion qu’il est censé lui faire partager, il se trouve à sa merci ; le cas de figure le plus fréquent pour de tels cas étant le renvoi pur et simple dudit acteur par les sifflets et injures de son public. Même s’il ne s’agit que d’une fiction, la première scène du premier acte de "Cyrano de Bergerac" d’Edmond Rostand en est une bonne illustration. Pour autant il faut distinguer au sein de ce public deux catégories de spectateurs. La première est constituée de personnes aisées pour lesquelles le théâtre est un divertissement habituel : ils subventionnent les compagnies et se rendent à des représentations aussi souvent que possible. La deuxième est composée essentiellement de petits bourgeois et d’étudiants, de personnes que l’on pourrait dire aujourd’hui des " classes moyennes ". L’attitude que je viens de décrire leur est propre : c’est dans les places à bon marché que l’attitude est la plus enjouée et irrespectueuse. A contrario, la partie la plus huppée prend place sur les côtés de la scène ou dans les loges de prestige (celles desquelles on a le meilleur point de vue) et assiste au spectacle en silence. Le théâtre est un de leurs loisirs et c’est en connaisseurs qu’ils écoutent religieusement la représentation. Ce découpage entre l’écoute silencieuse des connaisseurs et l’écoute parlante des profanes est notable et semble avoir, encore aujourd’hui des persistances : c’est cette volonté d’avoir l’air connaisseur qui "réduit au silence" le public du spectacle moderne. On peut voir l’origine de cette scission dans les représentations de théâtre royales. Lorsqu’une pièce est jouée à la cours du Roi et en sa présence il est seul et unique juge, seul garant du bon goût en sa qualité de souverain élu de Dieu (et supérieur au commun des mortels). Donc l’assemblé attendait, dans le silence, les réactions du Roi afin de les imiter. Le silence apparaissant alors, pour tout élément extérieur, comme un élément de bon goût. La position du spectateur de théâtre du 18e est en totale opposition avec celle qu'il occupe aujourd’hui : là où le public avait toute liberté on ne trouve plus qu’interdictions et règlements. Ou plutôt c’est l’adoption de l’attitude silencieuse et religieuse qui est constitutive d’une telle évolution. L'imposition du silence, l'extinction des lumières, l'ordonnancement hiérarchique des places poussent le public du théâtre moderne à adopter, face à la pièce, une véritable attitude de recueillement. Il en va de même au cinéma. Si au cours du temps la séance de cinéma a conservé une attractivité basée sur le spectaculaire, ses modes de fonctionnements ont évolué dans le sens d’une codification croissante des comportements de ses acteurs.

Le passage du muet au parlant dès 1930 va induire un nouveau type d’écoute, un nouveau rapport au film. Dorénavant la voix se tait devant les prouesses du son enregistré. C’est d'ailleurs l’ordre intimé aux spectateurs à l’entrée des nouveaux cinémas : " Prière de se taire pendant les films parlants ". Ce qui inaugure d’un nouveau temps dans l’évolution de l’écoute, temps qui intervient dès lors que le théâtre/la séance se fait dans le silence et dans le noir, que Sennett nomme l’écoute silencieuse. D’autres changements du même ordre interviennent. Il devient par exemple interdit de fumer car les volutes de fumée créent des ombres qui gênent la vue des spectateurs, on se décoiffe pendant le film, …tout ce qui peut perturber le spectacle est écarté, tout risque d’accident repoussé au maximum. Ces initiatives forment un ensemble de règles, de codes qui calibrent rigoureusement les modalités de la séance de cinéma et qui tendent à induire un aspect contemplatif dans le rapport qu’entretient le spectateur avec le film (comme avec la scène pour le cas du théâtre). Comme au culte le spectateur se doit d’être en attente d’un don, d’une parole divine. En assignant le spectateur à une place judicieusement calculée (pour avoir un angle de vue optimum, une qualité de son idéale, un rapport direct et frontal à l’image) on "l’attache", lui coupant toute porte de sortie, toute possibilité de prendre du recul, de réfléchir. Rien ne doit le distraire de son film. Ce qui permet à Serge Daney de dire que : " Tout ce que nous appelons "histoire du cinéma" est celle de la domestication du public, de son immobilisation. Ce serait cette "vision bloquée" - sorte d’assignation à résidence à son siège, de condamnation au mutisme et à l’immobilité. ". Tout est fait pour que jamais aucun traumatisme, aucun lien ne puisse faire sortir le spectateur du monde virtuellement autosuffisant que constitue le visionnage. Bien au contraire l’"assignation à résidence à son siège " dont parle Daney le plonge d’emblée dans une province finie de signification fictionnalisante : celle du film.

On a déjà vu, dans le premier chapitre, de quelle façon le film, en tant qu’objet temporel, était apte à asservir son spectateur et j’ai esquissé l’idée que cette faculté était renforcée par son dispositif de présentation, la séance. Or les conditions que je viens, brièvement, d’énoncer, sont celles qui fondent cette séance de cinéma. Alain Gardiès exprime cette " capture " du spectateur par l’institution cinématographique en expliquant que le fait d’entrer dans une salle de cinéma à l’effet d’une mise en conditions préalable à la réception. Ses agencements influent sur le spectateur, le faisant basculer d’un statut de " sujet social " à celui de " sujet spectaculaire " : Le sujet inscrit dans l’ordre du quotidien que j’étais cède la place au sujet spectaculaire, c’est à dire rendu aux contraintes physiques du spectacle. ". Il désigne comme facteur productif de cette transformation le dispositif cinématographique (entendre ce terme dans le sens de Baudry). Et ce dispositif est celui dont on vient d’observer l’évolution et les influences : la séance de cinéma. Cette séance est envisagée par le spectateur moderne comme un loisir (le premier des parisiens par exemple), c’est à dire qu’ils s’y rendent volontairement et dans le but de s’y divertir, que se soit en vue d’un " gain culturel " ou d’un amusement.Il est important de souligner le fait que se soit un acte volontaire. Qu’en est-il exactement de cette séance ? Tout d’abord, et dans un premier temps, il faut se rendre dans le lieu où le film est projeté, en s’étant, au préalable, renseigné pour savoir l’heure exacte du passage du film que l’on désire voir. Une fois que l’on s’est acquitté de son droit d’entrée on se dirige dans la salle, cœur du dispositif. Là, tout est organisé de façon à laisser le moins de liberté possible aux spectateurs : " C’est d’abord on espace clos, organisé de manière à marquer mon isolement : dans l’ordonnancement calculé des fauteuils (rangées parallèles et successives, fuites obliques dessinées par les sièges en quinconce) le dispositif m’attribue un espace personnel, à la fois parfaitement délimité et situé, dont je suis le seul locataire (mon billet en fait foi). C’est ensuite un espace protégé et protecteur ; protégé des agressions externes (la rue est maintenant bien loin), protecteur lorsque, par les zones de pénombre et les revêtements du sol, il estompe les perturbations internes. C’est aussi un espace qui, par la décoration (celle du plafond, des murs latéraux), me rappelle à l’ordre du spectacle, et me dit, non sans quelque insistance, que je suis en vacances du quotidien. ". Ce travail "d’enrobage", ce travail su le corps vise à isoler le spectateur et à le mettre en position "d’obéissance" : en acceptant le contrat du cinéma il doit, d’une part se plier aux conséquences de l’objet temporel, et d’autre part accepter de devenir un simple composant du dispositif seul ordonnanceur ; c’est à dire s’absenter de son propre corps afin de se couler parfaitement dans la temporalité du film et devenir le sujet " tout-perçevant " de Christian Mertz. Stanley Cavell dit du spectateur de cinéma qu’il est " mécaniquement absent " : " Quand je visionne un film, mon impuissance est assuré mécaniquement : je ne suis pas présent à quelque chose qui se passe et que je dois avaliser, mais à quelque chose qui s’est passé, que j’absorbe (comme un souvenir). " et plus loin " Quand on visionne des film le sentiment d’être invisible est l’expression de la dimension privée ou de l’anonymat modernes. "..Ce qui caractérise ce sujet spectaculaire c’est sa propention à recevoir des stimuli aussi bien visuels qu’auditifs. L’opposition entre l’obscurité de la salle et la luminosité de la projection effectue un effacement, par défaut, du lieu et de tout ce qui le peuple au profit de l’écran : les spectateurs comme les composants de la salle se neutralisent, se fondent dans la pénombre, laissant d’autant plus à l’objet temporel que constitue le film la possibilité de happer l’attention des spectateurs. D’autant que le fait qu’il soit " un espace protégé et protecteur " empêche tout parasitage, de quelque ordre soit-il. Par l’isolement qu’il induit, le dispositif cinématographique provoque une relation duelle et hiérarchisée entre le spectateur et l’écran, lieu de la projection. Car dans ce face-à-face l’écran a une position dominante, que se soit par sa position en hauteur ou par son activité productrice d’image qui vectorise l’espace entier (et ce en opposition à la réception passive du spectateur). Pour parachever cet asservissement au régime du film, le son vient englober tout l’espace, se rendant omniprésent et provocant l’impression que le film sort de son cadre. C’est cet agencement de la séance de cinéma qui constitue spatialement la forme-cinéma. Mais l’adoption de cette forme ne signifie aucunement l’obligation d’en exécuter tous les termes. Il faut en fait entendre tous ces paramètres comme un ensemble de signes ou d’identifiants qui permettent de la désigner, au même titre qu’un cadre permet de reconnaître un tableau. Ce qui implique par exemple que la diffusion de bandes vidéo sur un écran de télévision dans une salle sombre où rien d’autre n’est installé puisse être considérée comme une expression de la forme-cinéma dans la mesure où le conditionnement (obscurité, écran trônant dans la pièce, présence d’un objet temporel mis en valeur, fait de rentrer dans une institution de diffusion de l’art) influe sur le comportement du spectateur par les mêmes voies que celles que l’on a mises en avant : ce n’est pas parce que l’écran a été remplacé par une télévision que les procédures de diffusion s’en trouvent fondamentalement changées. Alors que la perception d’un film est constitutive d’une perception distraite, les conditions de la séance induisent une attitude confinant à la contemplation. Là où la perception distraite ouvre de nouveaux horizons perceptifs aux spectateurs, la séance de cinéma accentue les phénomènes d’adoption et d’identification. Donc là où le cinéma semblait posséder toutes les qualités pour exacerber de nouveaux modes d’attitudes sociales propres à s’opposer à l’attitude contemplative, l’industrie cinématographique inverse la vapeur à tel point que les films d’aujourd’hui se trouvent être l’objet d’un culte. En d’autres termes il semblerait que l’industrie ait substitué à la valeur d’exposition du film une archaïsante valeur cultuelle. Il se développe pourtant, dès les années 60, un cinéma qui cherche à lutter contre cela en mettant en avant la valeur d’exposition du film : ce que Royou nommera le " cinéma d’exposition ".

2.2-Le cinéma d'exposition

Maurice Lemaître, dès 1951, a utilisé le motif de la séance de cinéma pour critiquer le système cinématographique en lui-même. Pour cela il a eu recours à la mise en scène d'une séance de cinéma dans "Le film est déjà commencé?", mise en scène qui confine à la caméra cachée ou, pour être moins anachronique, au canular organisé pour piéger le spectateur dans son propre rôle. Il va y avoir, à partir de cette époque, développement d'un cinéma qui refuse les règles établies, allant même jusqu'à revendiquer, parfois, une entrée au musée. C'est le cas notamment des cinéastes Underground et Expérimentaux. Les prises de position de ces artistes ont pour déclencheur les rapprochements entre arts plastiques et cinéma qui se font jour au cours des années soixante et que Jean-Christophe Royoux nomme le cinéma d'exposition: " [La] convergence du cinéma et des arts plastiques vers la configuration d'un espace de réception qui transforme radicalement les conditions d'énonciation de l'image: le cinéma d'exposition. " On peut voir cette " convergence " des questionnements sur l'espace et le rapport que le spectateur y entretient avec l'objet filmique sous le jour de deux influences majeures: le cinéma Structural et les théories de John Cage. La volonté du cinéma Structural était d'accéder à une forme d'art total au travers d'un cinéma total ou expended cinema. C'est à dire un cinéma qui ne se contenterai pas de toucher le visuel mais éveillerait, en même temps, tous les sens du spectateur. A la même période, John Cage cherchait, à travers sa musique, à toucher à tous les sens, ou du moins à en rompre avec une musicalité qui n'en appellerait qu'à l'ouïe. C'est ce vouloir d'art total, de passage entre les arts qui conduira certains artistes à participer à la constitution d'une nouvelle catégorie d’œuvres. Là où le cinéma restait une machinerie lourde et coûteuse, la vidéo s'imposait comme un matériau léger et bon marché, comme l'opposé du professionnalisme cinématographique. Paul Sharits est un des cinéastes Structural à avoir poussé le plus loin une réflexion sur les comportements cinématographiques, spécialement à travers sa " Charte Pour un Cinéma Démocratique ". Pour lui la multiprojection est le seul moyen pour ouvrir de nouveaux horizons perceptifs à l'image en mouvement: comme les drogues nouvelles ouvrent des champs inexplorés de la perception ces explosions d'images lui semblent créer d'autres phénomènes réceptifs. Par une profusion excessive d'images il empêche le spectateur de fixer son attention sur le film. Si une vue d'ensemble ne peut être envisagée, une revue de détails n'en sera pas, pour autant, plus aisée. Le spectateur ne pourra en aucune manière suivre un des films (et a fortiori tous les films) en entier de façon linéaire, distrait qu'il est par le défilement discontinu des images qui encadrent celle sur laquelle il tente de fixer son attention. Il précise ce point dans la Charte en disant que: " (...); la nature essentielle du film doit être évidente au premier coup d’œil, (..), de sorte que le spectateur ne soit pas contraint à attendre le sois-disant "déroulement de l'intrigue". ". On retrouve des procédés du même ordre dans les murs vidéo, comme le "Lyon video wall", de Paik. Andy Warhol, au début des années 60 toujours, s'essayera au cinéma avec les mêmes interrogations quant à la place du spectateur et aux procédures d'exposition que ses contemporains cinéastes. A la différence cependant que, là où ces-derniers oeuvrent en professionnels pour améliorer le cinéma, Warhol joue au cinéaste, se réapproprie ce rôle, l'usurpe afin de mieux en observer les tenants et les aboutissants. Il va ainsi se réapproprier les prérogatives des cinémas expérimentaux afin de mieux les introduire dans sa pratique plastique. De ce fait, et bien qu'ayant étés réalisés dans des formats que l'on considère aujourd'hui comme cinématographiques, ces films sont/peuvent être considérés comme des vidéo en ce qu'ils constituaient des formats de films amateurs ou non-professionnels. Ce à quoi je fais ici référence est généralement nommé série des "films-tapisserie" ou des "films-d’ameublement" en référence aux musiques d’ameublement d’Erik Satie. Il s’agit de plans-séquences de plusieurs heures où il filme d’un même point de vue une même scène tout du long, des scènes de riens, sans activité notoire. On trouve, parmi les plus célèbres "Sleep" (1962), plan de 5 heures sur un homme endormi, et "The Empire State Building" (1964), plan de 6 heures sur l’Empire State Building… Ces films d’ameublement sont des sortes de tableaux non pas vivants mais mouvants, des sortes de versions technologiques des tapisseries murales, mosaïques et autres formats tombés aujourd’hui en désuétude. Mais il existe deux façons distinctes et distinctives de visionner ce film. Et ces dispositifs ont toute leur importance dans la mesure où chacune implique, de la part du spectateur, une perception différente des intentions de l’auteur. Il peut, d’une part, être projeté dans une pièce où se trouvent d’autres œuvres, d’autres actions, de façon à incarner véritablement son rôle de "tapisserie". En ce cas le film devient "toile" : toile de fond, décors devant lequel on passe, image animée tout simplement. Confondu dans l’espace où il est projeté, intégré à lui -par défaut au moins- il ne peut être que distraitement perçu par des spectateurs eux-même distraits puisque attentifs à d'autres choses. Cette exposition repend trait pour trait les prérogatives des musiques d'ameublement de Satie: l’œuvre n'est présente qu'en tant qu'élément de décors, bruit de fond, mise en valeur des évènements sociaux et /ou artistiques se passant dans le lieu où elle se passe. Si l’œuvre s'exécute sous un jour ludique, voire léger, les spectateurs n'en sont pas moins libres de regarder le film si l’envie et/ou la curiosité leur en prend, puisque ce que mettent en avant les tapisseries et les ameublement c'est la liberté de choix qui incombe à chaque spectateur. Le film peut être, d’autre part, projeté en salle. Par leur absence de propos, par leur ennuyeuse répétition ces films y agressent leurs spectateurs. Ces films ne sont qu'images (mouvantes) et banales mais qui permettent au spectateur de s’interroger sur un certain nombre de questions par rapport avec la pertinence de la projection ainsi qu’avec les motivations de leur auteur. Il est quasi-impossible de rester attentif, ou tout simplement de rester, devant ces films pendant toute une séance. D’ailleurs, lors des projections publiques, nombre de personnes quittaient la salle bien avant la fin de la séance. Rester jusqu’au bout devenant alors, plus qu’un défi, une performance. Un peu comme si, à travers ces films A.Wharol réussissait à faire de la séance de projection un event. Quoi qu'il en soit, dans un cas comme dans l’autre, il ré-active le rôle du spectateur, lui rendant une activité, là où le cinéma classique l’emprisonne dans sa passivité. On pourra m'objecter que dans le cinéma classique aussi le spectateur est libre de quitter la salle si le film lui déplait. Mais on a déjà vu à quel point étaient complexes les liens qui unissent le film et son spectateur. Donc, si la forme-cinéma classique offre un élargissement de son public à la vidéo en permettant de démocratiser sa diffusion, la forme-cinéma d'exposition lui donne un passe pour le musée, même si, du fait de l'instabilité de la notion de cinéma d'exposition, cette intégration demeure problématique. Notamment parce que cette collusion des arts se pare de caractéristiques spatiales qui affèrent presque plus à la structure en trois dimensions qu’au cinéma. Ce qui laisse présager de l’élaboration d’une autre forme qui s’en réfèrerai plus à une attitude sculpturale et sur laquelle je reviendrai en deuxième partie.

 

 

3-Les problèmes liés à l’application de la forme-cinéma au œuvres vidéo :

Si les modélisations de la séance de cinéma vont à l’encontre de la perception distraite, on pourrait voir dans la télévision un relais qui offrirait un moyen de démythification des films. C’est autours de cette problématique opposition et au regard des particularités perceptives de la télévision que l’on observera ici et enfin les rapports entre la vidéo et sa forme-cinéma.

La forme cinéma appliquée à la vidéo implique une présentation des œuvres conforme aux règles de la séance de cinéma. Mais la vidéo est un médium bon marché et sa projection, comparée à celle d’un film met en avant les faiblesses de sa définition. Or ces faiblesses ne sont pas inhérentes au médium vidéo mais provoquées par l’emploi d’un processus cinématographique : la projection. On est alors en mesure de se demander quel peut être l’intérêt de choisir le médium vidéo plutôt que le médium cinéma. Autrement dit : pourquoi utiliser la vidéo comme si c’était du cinéma ? Le principal intérêt du simulacre cinématographique réside dans le fait que les caractéristiques de la forme-cinéma confèrent à la vidéo la capacité d’agir selon une perception collective là où son caractère d’objet télévisuel lui octroierait plus sûrement une perception individualisante. L’interface de la vidéo est la télévision (le tube cathodique), non la projection, et son dispositif tient place dans la sphère privée. Il semble donc nécessaire de procéder à un bref retours sur les conditions de perception du télévisuel avant de pouvoir comprendre le pourquoi et le comment de l’adoption de la forme cinéma..

3.1-La télévision

A son apparition la télévision, même si elle ne provoque pas de rupture réelle avec les modes de réception passés, induit dans la société de nouveaux rapports, de nouveaux comportements face à l’image en mouvement. A la différence du cinéma qui convoque les foules dans des soirées événementielles, la télévision rentre dans les foyers. D'ailleurs le foyer est quasiment le seul lieu où on puisse avoir accès à elle. Bien sur, dans les premiers temps, regarder la télévision se transforme en séance de télévision, subterfuge ou mini-séance de cinéma dans la mesure où voisins et/ou amis étaient conviés à assister aux "séances de télévision" par la famille/le foyer la possédant. Mais avec la démocratisation des prix et la multiplication des téléviseurs qui lui fut contingente, le tube cathodique devint peu à peu un objet, un meuble familier. Donc là où le cinéma est spectacle public, la télévision s’offre personnellement et en privé, produisant un glissement de l’image animée de la sphère publique à la sphère privée. Bien que reçue dans les premiers temps, et comme on vient de le dire, comme un substrat du cinéma, elle va développer un type de réception qui lui appartient en propre, lié justement à cette privatisation de l’accès à l’image. Celui qui s’était jusqu’alors indistinctement appelé spectateur, que ce soit par rapport au cinéma, aux expositions ou aux spectacles, va prendre le nom de téléspectateur face à la télévision. Or les évolutions du langage sont un reflet des évolutions de la société des plus explicites. Ce téléspectateur nouvellement nommé n’est pas le prisonnier de prérogatives strictes comme au théâtre ou au cinéma. Le fait d’accéder en privé à une sélection de programmes lui octroie une liberté à laquelle l’époque moderne ne lui avait jamais donné accès. En effet il a la possibilité, par exemple, d’éteindre et d’allumer quand bon lui chante, de contrôler le volume sonore et le rendu de l’image (dans la limite des conventions établies par le fabricant). Mais, comme pour le cinéma, l’évolution va dans le sens d’un amoindrissement des possibilités de choix de la part du spectateur… sous le motif d’une amélioration du comfort. Avec la multiplication des chaînes il acquiert la liberté de choisir son programme parmi un panel proposé, attitude qui se traduit par ce que l’on a appelé, à partir des années quatre-vingt, le zapping. "A l’attirance centripète qui nous fait pénétrer le monde succède la jouissance de sa propre position et de sa maîtrise du temps. Les images viennent [au spectateur] sans qu’il ait à se déplacer. ". L’attention ainsi développée n’en devient que plus individuelle : le téléspectateur entretient un rapport direct et physique à sa télé. Ainsi, au sein d’un même foyer chacun regarde son programme : il est en effet fréquent d’avoir plusieurs télévisions dans une même maison afin de permettre à toute la famille de pouvoir regarder le programme qui le satisfait le plus. "Dans la salle obscure j’ai le sentiment que la vedette incarne mon rêve parce qu’elle incarne indifféremment celui des quelques centaines de personnes qui rêvent identiquement à mes côtés. Mais la speakerine qui me parle chaque jour en me regardant dans les yeux, j’ai beau savoir que son image se répète sur des centaines de milliers de petits écrans comme sur les facettes d’une énorme mouche, j’ai conscience que réciproquement, c’est moi qui la regarde. Elle n’a devant ses yeux qu’une boîte de métal, une machine qui la livre instantanément à mon regard. ". Pour autant cette "maîtrise du temps " du téléspectateur ne peut en rien être comparée à celle développée face au tableau ou à la sculpture (en tant que formes) : l’image télévisuelle est, au même titre que le cinéma, un objet temporel. Même s’il acquiert avec elle un droit à l’interactivité, dans le sens où il "agit" sur ce qu’il regarde, il reste encore temporellement dépendant du déroulement des programmes en ce qu’ils sont objets temporels. Avec l’apparition du magnétoscope le sentiment de maîtrise du temps continue à s’affirmer. Avec lui le spectateur acquiert la liberté d’enregistrer/copier, d’effacer, de (re)visionner autant de fois qu’il le désire ses sélections. De plus il dispose de commandes telles qu’avance/retour-rapide ou arrêt-sur-image qui lui offrent la possibilité de faire, des choix : sauter un passage jugé trop ennuyeux, en revoir un autre, … un peu comme une mécanisation de la perception distraite… Son apparition ainsi que celle du Caméscope (fin des années 80, début des années 90) provoque un phénomène que je rapprocherai de celui de l’invention de l’imprimerie pour l’écriture : comme l’imprimerie mécanique permettait à tout un chacun de s’auto-proclamer auteur en publiant ses écrits, l’addition du magnétoscope et du camescope permet à "Mr. Tout-le-Monde" de s’instaurer cinéaste ou réalisateur (on notera la multiplication des vidéoclubs amateurs dont Lucie Allard fait une analyse fort intéressante). La proximité de l’écran (et de ses périphériques) ainsi que leurs modes de diffusion changent radicalement le rapport que le spectateur entretenait jusqu’alors avec l’objet image en mouvement. Là où cinéma et formats cinéma amateurs (16mm, 8mm, … ) nécessitaient la médiation d’une projection sur écran pour être visible, la télévision projette ses images directement dans la rétine du téléspectateur. Projecteur et écran sont réunis en un seul dispositif traduisant une indissociabilité entre l’image et son support caractéristique de l’imagerie tant télé que vidéo. Ce type "d’écoute" qui se développe sous l’impulsion de la télévision va être étudié par Richard Sennett qui le nommera l’écoute familiale. Cette "écoute" est caractéristique de l’attention que développe le téléspectateur. Elle fonctionne sur les mêmes bases que l’écoute parlante à ceci près qu’elle se réalise dans la sphère privée et non pas publique : le téléspectateur regarde distraitement ou attentivement, mais le plus souvent en commentant ce qu’il voit. Or l’écoute parlante est l’antithèse de l’écoute silencieuse. La perception du vidéographique se pose donc comme antithétique par rapport à la perception du cinématographique. La vidéoprojection, comme symptôme de la forme-cinéma, serait alors un pastiche du cinéma…

3.2-La vidéo-cinéma

Qu’en est-il de l’adoption de la forme-cinéma par la vidéo ? La forme-cinéma vidéo dispose d'une modélisation simple: la projection ou la diffusion (on peut considérer que le fait de présenter un film sur un téléviseur face à des places assises comme à une pièce vide résulte aussi de la forme-cinéma) en séances; ce qui résoud les problèmes liés à la diffusion du son qui en participe. Si la projection se fait dans une salle qui simule la salle de cinéma cela signifie que la diffusion s'effectuera dans une pièce séparée. De ce fait le son sera contenu dans l'espace clos qui lui est alloué. Ce qui signifie qu'il ne produira aucunes nuisances susceptibles de parasiter la perception que les spectateurs peuvent avoir des autres œuvres. Si la projection se fait devant des places assises, tout aura été fait pour favoriser une écoute silencieuse... et une perception contemplative. En revanche si les mêmes conditions sont réunies mais dans un espace ouvert, partagé avec d'autres œuvres, alors se repose le problème de la contamination par le sonore... Ce sera alors la vidéo qui attirera à elle toute l'attention, spectacularisant l'espace d'exposition autours de sa prestation : la forme-cinéma appliquée à la vidéo, en reconstituant la situation de la salle de cinéma (et les conditions de perception qui lui sont contingentes), a le même impact : elle gomme le lieu et tout ce qui le peuple (ouvres comprises) et "tout" ce qui s’y passe au profit de l’évènement-film. La forme-cinéma est utilisée par les responsables des expositions dans le but de discipliner les spectateurs, de les obliger (ou du moins de tout faire pour) à maintenir une attention soutenue sur le film alors même qu’il est prouvé qu’un spectateur ne reste, en moyenne, pas plus de trois minutes devant une vidéo. En sa qualité d’œuvre d'art, personnels des expositions et artistes considèrent qu'une vidéo doit se regarder en entier, comme on regarde une forme classique. Et la forme-cinéma donne corps à cette volonté. En effet la vidéo se dérobe aux regards, demande un type d’attention particulier et donc un certain nombre d’efforts de la part du spectateur. Ce qui n’est absolument pas dans la logique du musée qui a pour habitude d’offrir au regard toutes les pièces qu’il expose. La forme-cinéma est donc une des alternatives les plus évidentes : puisque la vidéo n’est pas un objet, c’est le spectateur qui va être placé dans un contexte où il se trouvera comme dans l’obligation de modifier sa perception afin de porter sur l’œuvre une attention silencieuse similaire à l’attitude du spectateur de cinéma, mais aussi d’expositions de tableaux ou de sculptures. La forme-cinéma est d'ailleurs des plus usitée actuellement, essentiellement dans les festivals de vidéo et les soirées-événement en raison de son effet canalisateur. Il est bien difficile aujourd’hui de trouver un festival de vidéo qui n’ait recours à ce procédé : il permet de rassembler un public, de mettre la vidéo à la portée de tous. Prenons l’exemple de la semaine de la vidéo d'Angoulême de 1999. Pendant une semaine furent diffusées des vidéos d'artistes sélectionnées par les organisateurs/commissaires. Ayant opté pour ce que j'appelle une forme-cinéma, les vidéos étaient projetées en séance à dates et heures imposées dans des salles avec places assises, sur un écran. L'accès était payant (10francs) et il y avait la possibilité de souscrire un abonnement à la semaine (plus économique). Tout ce qui fait un cinéma, en somme. Pourtant le programme n'était constitué que de vidéos d'artistes, et non de fictions ou de documentaires. La volonté affichée des responsables étant de créer un évènement en région afin de monter que la vidéo est aujourd'hui un art avéré et susceptible de plaire à tous les aficionados de l'image. L'effet cinéma joue ici le rôle de garant, de label de qualité qui semble affirmer que la vidéo n'est pas (qu’)une forme artistique élitiste. Alors que le cinéma valorise une écoute silencieuse et quasi-contemplative face au film, il en va de même par rapport à la vidéo : lui donner une forme-cinéma lui fait rompre avec toute perception non-attentive.

Là où la vidéo avait tous les atouts pour devenir une forme "libre", la forme-cinéma l'enferme dans une codification stricte. Ou plutôt là où le spectateur de la vidéo aurait pu être libéré de la contemplation, la forme cinéma, paradoxalement, l'enferme dans une attitude figée et contemplative, dans un lieu déjà figé et propre à la contemplation : le musée. D'ailleurs, et comme le dit Monique Maza : " (...) lorsque le cinéma est introduit dans un musée (...) il se trouve en déplacement par rapport à sa fonction d'origine. Il perd son immédiateté de spectacle. Il est réduit à l'état de signe des spectacles passés, prenant la place, selon F.Albera, "d'un objet de référence, d'un modèle, d'un matériau." Le cinéma (ou le théâtre), en tant que tel, ne résiste pas au contexte muséal. ".

Face aux troubles de ce genre subsumant que constitue, pour la vidéo, la forme-cinéma, des artistes et des commissaires vont produire et mettre en valeur d'autres façons de concevoir la vidéo : en introduisant du sculptural dans la formulation des oeuvres vidéos, ce qui conduira à l'installation vidéo.